quatorze // millard

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No Surprises, Radiohead

C'était peut-être à cause des cancans répétitifs de la presse à sensations, de l'enquête à sens unique de Travis Dawn ou encore du silence obstiné de Daisy, mais depuis quelques temps, Marcus Goldman se sentait vide et las de tout. Il avait cherché ses symptômes sur Google, ça lui avait diagnostiqué une déprime automnale. En ce début de novembre, ce n'était pas impossible, mais à son humble avis, c'était beaucoup plus complexe que ça.

Si, depuis le triste épisode de la plage, il s'était senti confiant face à l'avenir — notamment grâce au soutien indéfectible de Harry —, les fondations de son optimisme se fragilisèrent de jour en jour : insidieusement, l'idée qu'on essaie de le tabasser à nouveau s'implanta dans son esprit.

Il s'en rendit pleinement compte quand ses côtes cessèrent peu à peu de le torturer à tout bout de champ, presque trois semaines après sa sortie de l'hôpital, et qu'il songea à prendre l'air sur la plage. C'était tentant... mais aussi terriblement effrayant. Sortir dehors? Il devait être fou, quelqu'un pouvait surgir à tous moments et l'insulter, l'attaquer. C'était déjà arrivé une fois, alors pourquoi pas encore une autre fois?

En n'osant plus sortir dehors, il se rendait bien compte qu'il frisait la paranoïa, mais entre s'en rendre compte et mettre un frein à la machine de l'irrationalité, il y avait tout un monde. Pour se remonter le moral, il lisait des témoignages de personnes homosexuelles ou bisexuelles sur Internet. Sa conclusion? En règle générale, ces gens-là finissaient par s'accepter tels qu'ils étaient, heureux de leur différence, bref ils ne changeraient pour rien au monde.

Alors, bon sang, pourquoi lui, le formidable Marcus Goldman, ne pouvait-il pas être comme eux? Il en était au point où il ne supportait plus de se regarder dans le miroir. Sauf lorsqu'il se rasait, il baissait systématiquement les yeux lorsqu'il se lavait les dents ou les mains. Parfois, il se forçait à rire en présence de Harry, mais à force de faire semblant que tout allait bien, il était devenu assez tendu et irritable, et ça se ressentait dans son écriture.

— Est-ce que tout va bien, Marcus? finit par lui demander Harry, un matin.

Ils se trouvaient dans le bureau où Marcus venait de lui faire lire les nouveaux chapitres de son roman. Les pages fraîchement imprimées dans les mains, Harry avait arrêté de faire les cent pas pour le regarder d'un air attentif. Inquiet, peut-être.

Assis sur la chaise de bureau, Marcus répliqua, aussitôt sur la défensive :

— Mais oui, tout va bien. Pourquoi cette question?

Harry baissa les yeux sur le paquet de feuilles un instant avant de murmurer :

— Alors pourquoi ces phrases courtes, hachées, tout d'un coup? Ça ne colle pas vraiment avec la poésie des premiers chapitres.

— Eh bien, j'aime expérimenter, je n'aime pas me cantonner à un seul style.

Harry arqua un sourcil, mais ne commenta pas. Il relut un ou deux passages, en silence, avant de claquer la langue.

— Non, non, non. Je suis désolé, Marcus, mais c'est mauvais. Un gamin de dix ans aurait pu écrire ça. C'est Roy Barnaski qui vous emmerde avec les deadlines, ou quoi? Je vous connais, vous écrivez comme un pied quand vous êtes sous pression.

Les yeux rivés sur son ami, Marcus serra les poings pendant que son cœur s'emballait.

— Comment osez-vous, Harry? siffla-t-il entre ses dents.

— Parce que je vois que vous gaspillez votre talent dans ces misérables choses que vous appelez des chapitres, rétorqua Harry. Ce n'est pas parce que votre tenez à votre premier jet que vous devez vous en contenter, combien de fois je devrai vous le répéter pour que ça s'enfonce dans votre petit cerveau?

Rimbaud et LolitaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant