trente-neuf // règle d'or

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Maybe Tonight, Nicole Atkins

Pour la millième fois de la soirée, lui semblait-il, la sexagénaire se vit contrainte de refaire son chignon. Elle pinça ses lèvres, asséchées par le rude hiver québécois et que le baume acheté le matin même au Dollarama pour la « modique » somme de quatre dollars n'avait réussi à soigner, tandis qu'elle s'appliquait à dompter de ses dix doigts malhabiles sa crinière poivre et sel.

Exactement comme à la première des Origines du mal, hommes et femmes s'installaient autour d'elle en jacassant de tout et de rien, avec dans leurs mains leur portable ou le programme de la soirée, contenu en un charmant petit cahier. À peine deux semaines s'étaient écoulées depuis la coup d'envoi de sa pièce, et déjà, tant le public que la critique étaient unanimes : tous acclamaient son adaptation à la fois émouvante et avant-gardiste du célèbre roman américain.

Si les billets continuaient à se vendre comme des petits pains chauds, elle pourrait rembourser en moins d'un an toutes les dettes qu'elle avait accumulées au cours des dernières années, et au revoir déchéance professionnelle et fins de mois difficiles! Peut-être pourrait-elle vendre l'appartement minable d'Hochelaga dans lequel elle avait grandi et que son père, sans doute par pitié envers sa situation financière plus que précaire, lui avait légué à sa mort, dix ans plus tôt? Peut-être pourrait-elle s'établir au Plateau-Mont-Royal, le quartier des artistes bohèmes et branchés? Ah, le rêve!

Tout cela, elle en avait conscience, elle le devait au cousin américain. Sans son livre, elle n'aurait pu écrire et encore moins produire « leur » pièce, dont elle continuait de lui attribuer en partie le mérite dans l'unique but de flatter son égo. Bien sûr, il l'avait aidée à écrire le scénario et il avait eu son mot à dire sur le choix des acteurs, mais elle aurait très bien pu se débrouiller sans son concours. Ce n'était, après tout, pas la première pièce qu'elle montait.

N'empêche, quelle chance inespérée qu'en ce fatidique après-midi d'août 2008, il se soit réfugié sous son toit! Elle se souvenait encore de son visage implorant, presque apeuré lorsqu'elle lui avait ouvert la porte. Sans tarder, il lui avait présenté la situation désespérée dans laquelle il s'était embourbé comme le dernier des imbéciles, et elle avait tout de suite pressenti qu'il était prêt à tout pour reconquérir son Marcouscou.

Et qu'elle pourrait en tirer profit. Son intuition, à ce sujet, ne l'avait pas trompée.

Les jambes croisées, elle promenait son regard d'aigle sur l'assistance présente dans le parterre, quelques mètres plus bas. Ce soir encore, sa pièce ferait salle comble. La vue de tous ces gens rassemblés rien que pour son œuvre — rien que pour elle — pansait son amour-propre, meurtri à force d'avoir essuyé trop de mauvaises critiques ces dernières années.

Raison pour laquelle, encore ce soir, elle assistait seule à sa propre pièce dans son siège attitré, au premier rang du balcon, parmi moult inconnus. Oh, ce n'est pas comme si elle avait le choix. Son fils Timothée et sa petite amie n'avaient cette année obtenu qu'une toute petite semaine de vacances pour le temps des Fêtes et avaient décidé de profiter des festivités non à Montréal mais à Taipei, là où résidaient les parents et grands-parents de la jeune femme.

À Taipei! À l'autre bout du monde! Vraiment, quelle mouche les avaient-ils piqués? Une seule journée sur le sol québécois en sa compagnie allait-il les tuer? Il fallait croire que oui, avec l'empressement dont ils avaient fait preuve pour décliner son invitation à célébrer la fin d'année en sa compagnie.

Pour revoir son fils, le serrer dans ses bras et prendre de ses nouvelles autrement que par Skype, elle avait convié le jeune couple à assister avec elle, le soir qu'il leur conviendrait, à la pièce des Origines du mal. Hélas, là encore, leur réponse avait été catégorique :

Rimbaud et LolitaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant