trente-cinq // déchéance

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Enlighten Me, Grouplove

— Pour résumer, on est dans la merde jusqu'au cou! Pire encore : jusqu'au front!

Le magnat de l'édition américaine donna un bon coup de poing à son bureau, et la tasse de café devant lui menaça de se renverser sous l'impact. Le prodige des lettres américaines ainsi que son agent littéraire avaient été convoqués très tôt ce matin dans les bureaux de la maison d'édition Schmid & Hanson, gratte-ciel très urbain de vingt-deux étages composé de murs en verre et de larges baies vitrées.

La vue sur la ville de New York était saisissante, mais aucun des trois hommes n'était d'humeur à s'émerveiller du paysage qui s'offrait à leurs yeux cernés. Ils étaient bien trop préoccupés par la catastrophe médiatique qui s'abattait à l'heure actuelle sur le nouveau roman de Marcus Goldman. En librairie depuis hier seulement, le livre avait récolté de maigres ventes malgré une campagne publicitaire du tonnerre pendant les derniers mois et des réactions enthousiastes lors de son lancement.

C'en était incompréhensible, jusqu'à ce que la secrétaire de Barnaski découvre le pot aux roses : l'un des invités de la fête avait filmé et posté sur YouTube les échos de la dispute entre Harry et Marcus, qu'on parvenait à entendre distinctement à travers la porte fermée du bureau. Plus loin dans la vidéo, on voyait Harry tenter d'étrangler Marcus contre le mur, puis Marcus qui demandait à tout le monde de s'en aller, sans même faire les dédicaces tant promises.

Bref, la vidéo avait eu un effet boule de neige sur Internet, et plus des trois quarts des lecteurs de Marcus avaient décidé sur un coup de tête de se serrer les coudes contre cet affront (qu'ils étiquetaient comme un comportement de diva et un haut manque de respect de sa part envers tous ses lecteurs) et de boycotter le livre. Résultat : les ventes peinaient à décoller.

— Eh bien, messieurs? s'impatienta Barnaski. Vous n'avez donc rien à dire pour votre défense?

Assis sur des fauteuils ronds, Marcus et Douglas s'échangèrent un regard discret mais appuyé. Évidemment que Barnaski chercherait à les accuser de ce délicat problème.

Marcus tenta un sourire maladroit, qui s'apparenta davantage à une grimace qu'à autre chose, mais ne répondit rien au courroux de son éditeur. Il baissa le regard sur ses Converse noires. Tout à l'heure, en s'habillant, son cerveau embrumé par les relents d'alcool de la veille lui avait soufflé que ça serait drôle d'enfiler ses vieilles baskets plutôt que ses chaussures italiennes pour sa rencontre avec son éditeur, prévue à 8 h ce matin. Maintenant qu'il avait dessaoulé, il voyait sa soi-disant blague d'un tout autre œil.

Avec son début de barbe et son t-shirt de Guns N' Roses (le premier qui lui était tombé sur la main), il ressemblait à un redoublant revêche qui aurait fait une énième connerie en classe, et Barnaski, à son directeur sévère et mécontent. Il se frotta l'œil de son poing fermé; la fatigue le rattrapait, et son mal de tête au réveil — que deux comprimés avaient suffi à anesthésier — repointait le bout de son nez. Le salaud.

Douglas replaça d'une main la monture de ses lunettes rectangulaires, puis gratta d'un geste machinal son menton enrobé de pansements, héritage de son combat contre Harry Quebert. Avec un sourire maladroit, il essaya de détendre l'atmosphère :

— Dans la merde jusqu'au front? Wow, ça veut dire qu'on se noie dans une mer d'étrons? Quelle mort glorieuse.

Barnaski le fusilla du regard.

— Dites donc, Claren, vous êtes l'agent littéraire de Goldman ou un collégien boutonneux en pleine puberté?

Douglas balaya l'air de la main.

Rimbaud et LolitaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant