trente-et-un // calamité

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Loser, Falling In Reverse

—   Eh, abruti, tu m'écoutes?

Marcus cligna des yeux. Les baissa. Une gamine aux joues massacrées par l'acné tirait avec insistance sur la manche de sa chemise. Il se racla la gorge et essaya de parler, en vain. Après avoir tant hurlé, il n'émettait plus que des demi-syllabes amères et râpées.

—   Sourd en plus d'être muet, à ce que je vois, ironisa-t-elle.

Mains sur les hanches, elle secouait la tête, faussement dépitée, tandis qu'il se donnait de petits coups de poing sur le torse, pas encore tout à fait remis de l'attaque surprise de Harry. Il toussait, aussi, tant et si bien qu'on aurait pu croire qu'il cracherait à tout moment ses deux poumons, voire tous ses organes internes. À bout de souffle, il répliqua :

—   C'est bon, tu la boucles, Salamèche? 

Elle coinça l'une de ses longues mèches rousses entre ses petits doigts, qu'elle tortilla autour de son index de façon machinale. D'une voix presque blasée, elle remarqua :

—   Eh, il est cool, Salamèche. En passant, tu n'as pas répondu à ma question.

—   Laquelle?

Elle roula les yeux.

—   Qu'est-ce qui s'est passé là-dedans pour que Harry essaie de t'étrangler?

Oh, cette question. Bien sûr. Il aurait dû s'en douter. Il se croisa les bras, toujours posté près de la porte du bureau, et jeta un œil autour de lui.

Le salon, habituellement si propre et si rangé, était sens dessus dessous. Des coupes et des verres, tous vides, traînaient ici et là, certains même piétinés. Des exemplaires de son nouveau livre — à paraître demain matin en librairie —, s'empilaient n'importe comment sur la table basse.

Cerise sur le gâteau, la sueur collective de la fourmilière humaine pourrissait l'air ambiant. Comme au ralenti, les derniers invités encore présents dans la maison défilaient dans son champ de vision et lui jetaient au passage des coups d'œil peu appuyés mais méprisants : la soirée si prometteuse se finissait en queue de poisson et, au bout du compte, personne n'avait eu de dédicaces.

Oh, Marcus comprenait leur frustration; adolescent, il avait lui-même passé un nombre incalculable d'heures dans les files d'attente pour s'entretenir seul à seul, ne serait-ce que pendant quelques minutes, avec ses auteurs fétiches. Dans de telles circonstances, si l'un d'eux lui avait fait faux bond, il se serait lui aussi fâché. Alors, soit, c'était peut-être lâche de laisser tomber ceux qui lui permettaient de vivre de sa plume, qui plus est à la veille de la sortie de son nouveau livre. C'était peut-être lâche, mais après ce qui venait de se passer avec Harry, c'était aussi au-delà de ses forces. 

Comme il ne pipait mot, Daisy répéta sa question, cette fois plus curieuse — oserait-il dire inquiète? — qu'agacée. Que s'était-il donc passé?

—   Très bonne question, jeune fille! tonna une voix bien familière tout près d'eux.

Marcus et Daisy sursautèrent et tournèrent la tête vers nul autre que Roy Barnaski, le requin à la tête de Schmid & Hanson, la célèbre maison d'édition new-yorkaise. Un verre à la main, il dardait vers son poulain un regard fort désapprobateur.

—   Puis-je savoir à quoi vous jouez, Goldman?

En temps normal, Marcus essayait toujours de lui clouer le bec avec sa répartie légendaire; au fond, leurs petites joutes verbales l'amusaient bien. Seulement voilà, ce soir, il n'était pas d'humeur à se prendre la tête avec son patron, s'il pouvait l'appeler ainsi; aussi se contenta-t-il de hausser les épaules, l'air amorphe, limite lunatique.

Rimbaud et LolitaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant