neuf // photographie

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Heaven (feat. Betty Who), Troye Sivan 

Lorsque Harry sortit du magasin général d'Aurora, sac d'épicerie à la main, il remarqua que les nuages de tout à l'heure s'étaient comme par miracle dissipés, remplacés par un soleil radieux. Sourire aux lèvres, il emprunta la rue principale pour se rendre à la plage; il préférait rentrer à la maison en admirant les mouettes et les vagues que les écureuils et les pins.

À dire vrai, la forêt, il l'évitait comme la peste : en septembre 1975, il avait épluché tous les journaux qui mentionnaient la disparition de Nola, fatalement associée au meurtre de la vieille Cooper, et tous rapportaient que la dernière fois qu'on avait aperçu la gamine, elle fuyait un homme dans les bois.

Quand Harry s'était aventuré dans ces mêmes bois suite à ce drame, il avait été pris de violentes nausées en imaginant Nola — sa Nola — le visage en sang, courir à en perdre l'haleine à travers les arbres avec, derrière elle, un monstre prêt à la découper en morceaux. Le malaise s'était atténué au fil des années, mais il s'entêtait encore aujourd'hui à passer par la plage.

À cette pensée, il songea aussitôt à Marcus, désormais au courant de sa liaison passée avec Nola. Persuadé qu'il ne le trahirait pas, il lui avait tout raconté la nuit où il avait fait ce satané cauchemar. Oh, il ne le regrettait pas. Il s'était enfin vidé le cœur, après toutes ces années, et Marcus l'avait patiemment écouté.

D'abord choqué lorsqu'il avait appris que son vieil ami était tombé amoureux, à trente-quatre ans, d'une fille de quinze ans, il s'était par la suite montré compréhensif : il ne s'était pas moqué de lui, il ne l'avait pas non plus jugé. Diplomate, il avait même aiguillé la conversation vers un autre sujet lorsque ce grand benêt de Travis Dawn s'était tout à l'heure apprêté à disserter sur la fin tragique de Nola.

Le regard tourné vers la mer, Harry prenait de grandes respirations tout en marchant. L'air marin le rendait heureux. Il sentait du sable s'engouffrer insidieusement dans ses chaussures, mais ne s'en souciait pas outre mesure : c'était comme la pluie, ça n'allait pas le tuer.

Quand il atteignit enfin Goose Cove, Harry chercha Marcus dans toutes les pièces avant de réaliser qu'il n'était pas encore rentré du Clark's.

En attendant son retour, il s'installa à la cuisine et disposa devant lui tout ce dont il avait besoin pour cuisiner les fameux sushis makis : feuilles d'algue, riz blanc, saumon cru, légumes divers, petit bol d'eau et nattes de bois, sans oublier son ordinateur portable ouvert sur la vidéo YouTube que sa collègue lui avait conseillé de regarder. Après l'avoir visionnée plusieurs fois, histoire d'être certain d'avoir compris la technique, il se dit que c'était plus facile qu'il le pensait.

Il avait tort. Il le comprit après le quatrième sushi qu'il rata. Le problème, c'est qu'il appuyait toujours trop fort lorsque venait le temps de couper le rouleau en petits morceaux. Il ne mesurait pas sa force. Résultat, son travail s'affaissait. Il visionna à nouveau la vidéo, qui s'intitulait : « Comment faire des sushis en cinq étapes faciles ». Faciles, mon œil, pensa-t-il, déçu de lui-même. Heureusement que Marcus n'était pas là pour être témoin du désastre.

Parlant de Marcus, où était-il passé? Il jeta un coup d'œil à la baie vitrée. Personne ne revenait de la plage. Il abandonna ses sushis et décida qu'il méritait de faire une pause. Il se laissa tomber sur le canapé, au salon. Il promenait son regard sur les centaines de bouquins bien rangés dans sa bibliothèque en bois massif quand sonna son portable, posé près de lui.

Il sursauta violemment. Quand, enfin, il empoigna l'appareil, qui affichait un numéro inconnu, il lança un sec :

— Oui?

Rimbaud et LolitaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant