bonus // océan mer

638 94 16
                                    

Bonne nouvelle : je vais beaucoup mieux! (Pour ceux qui auraient loupé le message que j'ai posté sur mon profil, j'ai récemment eu de graves problèmes de santé.) Du coup, je devrais bientôt reprendre le rythme régulier de publication, c'est-à-dire un chapitre chaque vendredi. En attendant, et pour m'excuser de vous avoir fait faux bond vendredi passé, je tenais à vous offrir une scène bonus qui se déroule entre Harry et Marcus, un soir de pluie, peu de temps après qu'ils se soient embrassés pour la première fois. Évidemment, il n'y a aucune incidence sur l'intrigue de R&L. Bonne lecture!

Sans rien dire, Marcus se leva du canapé et se dirigea vers les larges étagères en bois collées aux murs du salon qui contenaient des centaines et des centaines d'ouvrages de toutes les époques et de tous les genres : des romans, surtout, mais également des recueils de poésie, des pièces de théâtre, des essais, des biographies et même des livres de cuisine. Pour plusieurs, Goose Cove tirait sa beauté de son décor enchanteur, mais surtout, de l'avis de Marcus, de son immense bibliothèque à faire fantasmer tout lecteur aguerri, lui compris.

Sous le regard intrigué de Harry, il s'approcha d'une rangée de livres, et lentement, son index caressa le dos de chacune de leurs reliures tandis qu'il voyageait à travers les titres et les auteurs, sans arriver à se décider sur l'un d'eux. Au bout d'un moment, pourtant, son doigt s'arrêta sur un roman en format poche. Avec douceur, il retira l'heureux élu de son lit douillet. Il observa un moment sa première de couverture, puis revint vers son compagnon qui l'attendait toujours sur le canapé. Tout fier, il se plaça devant lui et le lui fourra sous le nez avec un sourire.

— Eh bien, Marcus? s'étonna Harry après avoir lu le titre.

— Je veux que tu m'en fasses la lecture.

La mâchoire de Harry se décrocha.

— Excuse-moi?

— Choisis un chapitre au hasard et lis-le à voix haute, s'il te plaît.

— Tu me prends pour ta mère, ou quoi?

— S'il te plaît, Harry.

Marcus le suppliait de ses yeux de chien battu, et si Harry le dévisagea un moment avec ahurissement, il finit par se saisir avec un léger sourire du roman qu'il lui tendait.

— Très bien, si ça peut te faire plaisir...

Triomphant, Marcus se recroquevilla sur le canapé, sa tête sur les genoux de Harry, qui feuilletait le roman à la recherche d'un bon chapitre.

— Tu l'as déjà lu, Marcus? murmura-t-il.

— Non, et justement. Découvrir un chapitre sans savoir ce qui s'est passé avant, je trouve ça beau et intéressant.

Harry hocha la tête et parvint enfin à fixer son choix sur un chapitre, vers la fin du livre. Inconsciemment, sa main restée libre se fraya un chemin jusqu'aux cheveux de son compagnon, qu'il caressa doucement, et Marcus en frémit de plaisir. Harry le sentit et cessa aussitôt ses arabesques d'ongles et de peau.

— Non, n'arrête pas, le pria Marcus, la voix basse.

Les mouvements de va-et-vient repartirent de plus belle.

— Bon, tu es sûr que tu ne veux pas de mise en contexte?

— Sûr et certain.

Harry s'éclaircit la gorge et entama la lecture du troisième chapitre de la troisième partie d'Océan mer, d'Alessandro Baricco :

Cher André, mon amour bien-aimé d'il y a mille ans, la petite fille qui t'a donné cette lettre s'appelle Dira. Je lui ai dit de te la donner à lire, dès ton arrivée à la pension, avant de te laisser monter chez moi. Jusqu'à la dernière ligne. N'essaie pas de lui mentir. À cette petite fille on ne peut pas mentir. Assieds-toi, donc. Et écoute-moi.

Et Marcus l'écouta. Il ferma les yeux, comme il l'avait fait en écoutant la pluie, à la seule différence qu'il écoutait désormais une musique infiniment plus belle, celle de la voix charnelle et veloutée de Harry Quebert. Avant chaque nouvelle phrase survenait une pause d'une seconde pour que s'imprègne dans la mémoire le sens de la précédente, et chaque mot, chaque lettre, coulait de sa bouche dans un torrent de voyelles et de consonnes prononcées avec une exquise justesse. La main de Harry, quant à elle, demeurait posée contre sa tête et ne s'en éloignait que pour tourner les pages du livre. Comme la marée, elle partait pour mieux revenir.

Il y a un homme, dans cette pension, qui a un nom amusant et qui étudie où finit la mer. Ces derniers jours, alors que je t'attendais, je lui ai parlé de nous, combien j'avais peur de ton arrivée, et envie en même temps que tu arrives. C'est un homme bon et patient. Il m'écoutait. Et un jour il m'a dit : « Écrivez-lui. » Il a dit qu'écrire à quelqu'un est la seule manière de l'attendre sans se faire de mal.

Marcus sourit. S'il s'agissait là des mots d'un autre, ils portaient assurément la patte quebertienne. Il croyait même entendre les échos lointains de ses trente et un conseils, qu'il avait précieusement conservés sur ses minidisques toutes ces années durant. Il pensait à la petite Nola qui avait disparu quelque trente ans plus tôt, et il pensait à Harry qui l'avait attendue en vain. Combien de lettres lui avait-il écrites, à cette gamine?

Et je t'ai écrit. Tout ce que j'ai en moi, je l'ai mis dans cette lettre. Il dit, cet homme au nom amusant, que tu comprendras. Il dit que tu la liras, puis que tu sortiras sur la plage et en marchant le long de la mer tu repenseras à tout ça, et tu comprendras. Cela demandera une heure ou une journée, peu importe. Mais à la fin, tu reviendras à la pension. Il dit que tu montreras l'escalier, que tu ouvriras la porte, et que sans rien me dire tu me prendras dans tes bras et tu m'embrasseras.

Après cette phrase, Harry fit une pause qui dura plus longtemps que les précédentes. Marcus tourna la tête vers lui et surprit dans ses yeux une lueur triste alors qu'il regardait dans le vide. Inquiet, Marcus se releva et passa un bras autour de ses épaules, et ce simple geste suffit à le réveiller de sa transe. Ensemble, ils baissèrent les yeux sur les pages restées ouvertes.

— Où en étais-je? demanda Harry avec une pointe d'agacement.

Marcus toucha du doigt une phrase.

Je sais que cela paraît stupide. Mais j'aimerais que les choses se passent vraiment ainsi. C'est une belle manière de se perdre, que de se perdre dans les bras l'un de l'autre. Rien ne pourra me prendre le souvenir de ces moments où j'étais, de tout mon être, tienne.

Doucement, Marcus lui arracha le livre des mains et le déposa sur la table basse, à la suite de quoi il se lova contre lui, les bras autour de son cou, le menton posé sur son épaule. Il huma son odeur, mélange de café brûlant et de papier neuf. Harry sentait comme un personnage de roman, de ceux qu'on aime à la folie et qu'on n'oublie jamais vraiment.

Son compagnon le serra à son tour contre lui et déposa un baiser timide sur le haut de son crâne, là-même où il lui avait caressé les cheveux. Marcus sourit jusqu'aux oreilles et, sans relever la tête, demanda :

— On en lit un autre? 

(Les citations, en italique, proviennent de la traduction française réalisée par Françoise Brun d'Oceano mare d'Alessandro Baricco.) 

Rimbaud et LolitaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant