1. La foire de Canterbury (2/3)

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Une heure plus tard, nous arrivons au pied des remparts. Un équipage comme le nôtre ne peut guère s'installer au cœur du bourg : les auberges sont sûrement prises d'assaut et, même si ce n'était pas le cas, nous n'y trouverions pas d'étable assez grande pour nos carrioles. Heureusement, un vaste pré a été aménagé au nord de la ville à l'occasion de la foire. Il accueille tous ceux qui n'ont pas d'argent à mettre dans un lit d'auberge ou que la perspective de quelques nuits hors des murs ne rebute pas.

Guidés par les hommes du bailli qui tentent d'insuffler un peu d'ordre dans le chaos environnant, nous traversons le grand pont de pierre au-dessus de la Stour. La route nous mène à un rassemblement hétéroclite de tentes, charrettes et bêtes de trait.

Quelques déambulations plus tard, nous dénichons une place convenable. Une routine bien rodée s'ensuit, au cours de laquelle nous agençons les chariots en arc de cercle pour nous ménager un espace à l'abri du public. Nous débâtons les mules et les laissons paître un peu plus loin. Quelques planches de bois étalées à terre nous serviront de scène. Tendue entre les carrioles, une grande banderole rouge proclame le nom de notre compagnie : la Dolce Vita.

Au cours de la fin d'après-midi, le champ se peuple d'une population bigarrée : des paysans venus négocier bêtes ou récolte, des baladins attirés par l'espoir d'une généreuse recette, divers montreurs, dresseurs, diseuses de bonne aventure, moines prêcheurs, vendeurs d'indulgence ou même prophètes. Tout ce monde s'installe où il peut, dans un joyeux désordre et quelques algarades animées. Les tentes fleurissent comme des pâquerettes après la pluie ; les cris et les appels se fondent dans une cacophonie étourdissante ; des odeurs de sueur humaine, de bétail et d'herbe écrasée saturent l'atmosphère. Les badauds venus profiter de la fête serpentent entre les enclos, au milieu de ce chaos de toile.

Fabrizio prévoit de donner notre représentation sous les derniers rayons du couchant. Comme d'habitude, il nous explique le canevas du jour un peu avant. C'est l'occasion de répéter quelques répliques et acrobaties, même si nous avons toute latitude pour improviser au gré de l'ambiance et du public. Notre jeu de scène repose avant tout sur des mimes et je n'ai pas eu de mal à retenir la poignée de mots d'anglais qui ponctuent nos pitreries. Avec une troupe cosmopolite comme la nôtre, nous parlons entre nous un joyeux sabir, mélange d'origines variées. Heureusement que j'ai toujours démontré une affinité pour les langues !

Nous avons réservé un peu d'espace au pied de la scène pour que l'auditoire puisse profiter du spectacle. Notre chef de troupe, cintré dans son plus beau costume, se faufile devant le rideau de drap rouge. Juché sur un tonneau pour compenser sa courte taille, il harangue les passants à grand renfort de gestes vigoureux :

— Mesdames et messieurs, ici même, pour votre plus grand plaisir, dans quelques instants, vous pourrez assister à un tout nouveau spectacle, venu de la lointaine Italia. La commedia dell'arte arrive jusqu'à vous pour vous éblouir ! Approchez et admirez les grimaces de nos comédiens, saluez leurs acrobaties, riez à leurs facéties, huez le nom du sinistre Pantalone !

Remis de ses émotions de tantôt, Fabrizio a retrouvé toute sa verve. Ses yeux bruns pétillent au fond de son visage hâlé par le grand air ; sa voix mélodieuse et son charme italien ont vite fait d'attirer l'attention des premiers curieux.

Pendant qu'il s'époumone sur son tonneau et manque plusieurs fois de basculer, mes compagnons se glissent dans leur chariot pour enfiler leur costume de scène. Je laisse Heinrich prendre un peu d'avance, car je n'apparais que plus tard dans le spectacle. Dissimulé à l'écart, j'observe les badauds qui se rapprochent, intrigués, mais encore hésitants.

Leurs visages aiguisés de curiosité me rappellent ma première rencontre avec la troupe de Fabrizio, il y a à peine deux mois de cela.

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Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now