3. Leçons de comédie (2/3)

328 68 198
                                    

Nous n'échangeons que de rares paroles sur le chemin du retour. La pluie s'étiole en gouttes éparses, mais le ciel reste tapissé d'une couverture moutonneuse et l'atmosphère s'assombrit avec le déclin du jour. Au loin, la cathédrale sonne vêpres.

Quand nous débouchons sur le champ de foire, nous le découvrons bien plus animé que tantôt. L'averse a lavé les relents nauséabonds et je respire à pleins poumons le parfum inimitable de la terre humide. Les fermiers font le tour de leurs bêtes en vérifiant les enclos. Les commerçants déballent leurs marchandises et profitent des dernières heures de luminosité pour attirer le chaland. Un paysan nous propose ses pommes, un autre ses jambons, le troisième des sacs de farine. J'aperçois un fripier qui négocie un ballot de vêtements avec une mère de famille accompagnée de ses quatre marmots. Une odeur de grillade vient me chatouiller les narines. Je tire Heinrich par la manche.

— Par ici, j'ai faim !

Nous trouvons un petit homme revêtu d'un tablier d'une propreté douteuse qui fait cuire des brochettes bien grasses au-dessus d'un feu.

— Ça vous dit, mes gaillards ? Quatre sous seulement pour une de ces succulentes saucisses de porc grillées à point.

Je fouille dans mon escarcelle et en sors les pièces demandées.

— Tenez, pour mon ami et moi.

L'argent disparaît vivement au fond du tablier. Le vendeur sélectionne deux saucisses et nous les tend, chacune sur une large tranche de pain brun. Les émotions m'ont taillé un creux de la taille d'une cathédrale. Je mords à belle dent dans la chair grillée ; du jus me dégouline sur le menton. Heinrich essuie ses joues râpeuses d'un revers de manche et nous éclatons de rire tous les deux, notre déconvenue oubliée.

Soudain, mon compagnon se fige, les yeux fixés sur un point derrière moi. Je fais volte-face. Une jeune femme à la beauté envoûtante s'avance d'un pas gracieux, aérien. Le léger balancement de ses hanches lui donne l'air de danser. Sous les pans de sa longue robe vert sombre, l'éclat pâle d'un pied nu se pose dans la boue glacée du champ de foire, aussi naturellement que sur un épais tapis de velours. D'un ample mouvement de tête, elle rejette en arrière sa cascade de cheveux d'un noir profond. Un doux sourire fleurit sur ses lèvres comme un bourgeon qui éclot au printemps.

Je referme ma bouche restée béante et déglutis. Un coup d'œil vers Heinrich me confirme que je ne suis pas le seul à avoir l'air d'un parfait idiot. La jeune femme s'arrête à quelques pas de nous. De ses longs doigts effilés, elle joue avec le collier de crocus mauves et or qui illumine le teint d'albâtre de sa peau.

— Êtes-vous curieux de l'avenir, mes beaux seigneurs ? Pour deux sous, je soulève pour vous le Voile du futur.

Sa voix m'évoque l'eau vive d'un torrent sauvage ; je crois entendre un lointain éclat de rire insouciant. Je me perds un bref instant dans son regard couleur du ciel après la pluie, puis secoue la tête pour m'éclaircir l'esprit. Que m'arrive-t-il ? J'ouvre la bouche pour refuser, mais Heinrich me devance. Il lui tend une poignée de pièces avec un sourire béat qui menace de s'échapper complètement s'il s'élargit encore.

L'étrange jeune fille lui attrape le poignet avec douceur et l'entraîne vers une petite tente de toile brune que je n'avais pas remarquée. Je leur emboîte le pas avec un soupir résigné et une légère réticence. À côté d'elle, j'ai l'impression de me déplacer en poulain pataud.

Malgré le pan de tissu qui se referme derrière nous et l'absence de chandelle, l'intérieur est baigné d'une chaude lumière tamisée. Un agréable parfum de fleurs sauvages s'enroule en écharpe autour de moi. Je prends une profonde inspiration et ma méfiance infondée s'envole aussitôt. Un sourire serein se pose sur mes lèvres ; tous mes muscles se dénouent. Je me sens bien.

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now