9. De l'Autre Côté (2/2)

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Au détour de la colline suivante, nous passons sous un rideau de pluie fine. Sans la moindre transition, le bleu céruléen a disparu derrière une épaisse couverture moutonneuse. L'ondée presque tiède glisse sur ma peau dans la douceur d'une caresse, à la fois maternelle et sensuelle. Je ferme un instant les paupières, le nez levé à sa rencontre. Le crachin emporte fatigue et soucis sous les gouttes de sa chanson.

Le sentier s'estompe parmi les hautes herbes. Nous naviguons désormais sur une mer ondoyante de vert tendre et jaune d'or, dans un lent roulis parfumé de pollen. Geiléis guide le chariot sans l'ombre d'une hésitation sur ces flots printaniers. Comment ferions-nous sans elle ? Nous serions immédiatement perdus dans ces paysages sans cesse changeants. Mes yeux sautent d'une merveille à l'autre, avides de découvertes, étourdis d'étrangeté. Je tente de graver chaque détail dans ma mémoire, mais serais bien incapable de retracer mon chemin en sens inverse. Cette réalisation s'accompagne d'un désagréable pincement de défiance. Nous sommes à la merci de la mystérieuse gardienne.

La pluie cesse aussi subitement qu'elle est apparue. Au-dessus de nos têtes, la courbe gracieuse d'un arc-en-ciel franchit les collines sans que nul rayon de soleil puisse expliquer d'où il vient. Nous longeons ce chemin irisé qui plonge à mesure vers le sol et arrivons près d'un vieil homme fripé, haut comme trois pommes. Voûté sur un banc de bois, il s'affaire à ressemeler une chaussure usagée. L'arc-en-ciel s'engloutit juste derrière lui dans un grand chaudron gris. L'étrange petit bonhomme, engoncé dans un lourd manteau vert qui lui coule sur les souliers, se lève d'un bond. Il retire son curieux chapeau cylindrique et salue bien bas.

— Salutations, Gardienne ! Que me vaut l'honneur de ta visite ?

— Salutations, Pick le leprechaun ! Je ne fais que passer aujourd'hui. J'emmène des visiteurs à la cour seelie.

La créature nous jette un regard malicieux par-dessus son gros nez tombant.

— Oh, oh, de la visite pour la reine ! Bien, bien ! Prenez garde à vous, Humains ! Ne vous laissez pas séduire par les faés !

— Sais-tu quand je pourrai les trouver ? questionne Geiléis.

Je fronce les sourcils, interloqué. Quelle étrange formulation ! Sans s'étonner, le leprechaun passe une main songeuse dans sa barbe broussailleuse.

— Hmm, il me semble que les Seelies s'apprêtent à fêter le solstice d'été. Tu les trouveras à la tombée de la nuit de la Saint-Jean.

Sur ces mots sibyllins, il remet son chapeau sur sa touffe de cheveux hirsutes et retourne à son travail.

*  *  *

Alors que nous quittons l'énigmatique personnage, le paysage s'assombrit avec une brutalité déconcertante. Quelques tours de roue plus loin, nous arrivons au cœur de la nuit. L'obscurité apporte entre ses doigts de suie un froid humide à glacer les os. Une lune immense brille dans le ciel, mais n'offre aucun réconfort. À la place de sa pâle lumière argentée habituelle, elle rayonne d'un rouge couleur de sang.

Je frissonne et resserre les lacets de mon pourpoint. Une couverture de silence nous enveloppe, épaisse, impénétrable. Seul le grincement de nos roues peuple ce désert nocturne d'une illusion de vie. Je jette des regards furtifs à la ronde, oppressé par la sensation d'une présence malveillante, mais ne rencontre que le vide.

La route pavée conduit jusqu'à un carrefour au milieu d'une plaine rase et lugubre. Notre mule pousse un braiment craintif et João claque les rênes avec insistance pour la faire avancer. À la croisée des chemins, un cavalier juché sur un destrier à la robe sombre comme la nuit nous attend. La lumière écarlate cascade sur sa silhouette toute de cuir vêtue, parée pour quelque sortie de chasse. Ses hautes bottes s'appuient sur les étriers, raccourcis pour mieux se dresser. Sa main gantée maintient un arc immense, posé sur l'encolure. Sous le halo sinistre, j'aperçois les empennages noirs de flèches qui dépassent de son dos. Son visage disparaît sous une grande barbe brune et je ne distingue pas ses traits, mais un fin cercle d'or miroite sous la lumière carmin, couronnant sa tête nue. Je déglutis, saisi d'un brusque accès de nervosité.

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant