27. Les filets du passé (2/3)

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Je pivote sur moi-même. La lumière de la lune éclaire la livrée d'une sentinelle de l'entrée, une grimace teigneuse. Aiguillonné par la panique, je lance mon pied de toutes mes forces et percute le genou du planton. Un craquement sinistre retentit. L'homme s'effondre avec un beuglement de douleur. Sans plus réfléchir, je m'enfuis dans la nuit.

— Un espion ! Alerte ! À la garde ! s'époumone le soldat. Rattrapez-le !

Plusieurs voix reprennent les cris d'alarme en chœur. Des troupiers surpris sortent de leur tente, inquiets du vacarme. Je fonce tout droit, sans me retourner, l'esprit vidé de toute pensée. Les pavillons défilent dans un brouillard flou peuplé de visages écumants, de lances dressées, de brasiers épars. Une rumeur enfle derrière moi comme un monstre assoupi qui s'éveille, s'étire et se lance en chasse. Je m'envole sur les ailes de ma panique.

Le labyrinthe de toile s'écarte brusquement sur une étendue rase et dégagée, tranchée par le ruban gris du Rhône à son confluent avec la Saône. Ma respiration n'est plus qu'un flot haché qui ne suffit plus à maintenir mon allure. Je trébuche sur le sol inégal, manque de m'étaler. Le pauvre quartier de lune éclaire à peine les irrégularités du pré. Aux clameurs de poursuite, je sais que je perds du terrain.

Je n'ai aucune issue. Les portes de la ville, closes à cette heure, se situent au moins une lieue en amont. Je débouche sur la berge herbeuse à toute allure. Les flots noirs en contrebas prennent la décision à ma place. Je bondis et m'enfonce comme une pierre. Les eaux se referment sur ma tête.

Le contraste de température me saisit dans un étau d'aiguilles. Un fort courant m'emporte aussitôt dans les tourbillons qui mêlent les flux des deux rivières. Mes pieds heurtent le fond vaseux. Je pousse sur mes jambes de toutes mes forces. Mon visage crève la surface et j'aspire une grande bouffée. Mes yeux affolés ne distinguent déjà plus la rive.

Je suis plutôt bon nageur, mais n'ai jamais lutté contre de tels remous. Le poids de mes habits m'entraîne derechef sous les flots. J'agite les bras, sans parvenir à remonter. Mes poumons me brûlent ; le froid m'engourdit. Paniqué, je me défais d'une botte. La deuxième résiste le temps d'une lutte frénétique, puis va rejoindre sa consœur au fond du fleuve. Son ombre qui disparaît m'indique le chemin de la surface. De puissants coups de pied me propulsent à l'air libre. J'avale autant d'eau que d'air ; une violente quinte de toux me racle les poumons.

Mes vêtements collent à ma peau, gênent mes mouvements. Égaré, je m'agite de manière totalement désordonnée, hoquette pour reprendre mon souffle. Ma rapière m'empêche de nager. Je tire d'une main fébrile sur mon ceinturon, mais la boucle me résiste. Je coule dans un gargouillement.

Les tourbillons du fleuve me roulent comme une vulgaire brindille. Toute notion de haut et de bas m'échappe. Où est la surface ? Mes yeux ne distinguent que le noir opaque des eaux limoneuses. Je nage frénétiquement sans même savoir si c'est dans la bonne direction. Tout est perdu. Personne ne préviendra jamais mes compagnons. Ils se feront prendre comme des rats au piège de nos ennemis. L'obscurité glacée m'aspire dans ses entrailles. Mes poumons réclament un air que je ne peux leur fournir. Mes forces s'amenuisent. Un mystérieux détachement m'envahit ; je cesse de me débattre.

Le noir reflue, repoussé par une lueur féerique. Tout autour de moi se dévoilent les fils dorés qui sous-tendent la Toile. Ils ondulent au gré du courant. Quand me suis-je Éveillé ? Dans un sursaut, je tends la main vers ces compagnons familiers. Mes doigts se referment sur les brins et ils me tirent dans leur sillage. Je me laisse porter dans une demi-conscience. Un souffle caresse mon visage. J'ouvre la bouche, aspire une grande goulée d'eau limoneuse et de l'air, enfin de l'air.

D'une main faible, épuisée, j'enroule les fils de la Toile autour de moi. Ils me maintiennent la tête hors du fleuve ; je flotte sur un radeau brillant, insolite. Je dérive ainsi le temps de reprendre mon souffle et mes esprits, sans bien comprendre le miracle qui m'a sauvé. Un reflet de lune argenté court sur les vaguelettes devant moi. À mesure que la terreur de la noyade s'estompe, l'urgence de la situation revient pulser dans mes veines. Où se trouve la rive ? Quelque part sur ma droite, sûrement. Tout se fond dans les ombres au bout d'une toise. J'attrape une poignée de brins scintillants et mon fragile esquif glisse sur les eaux à ma commande.

Bientôt, je distingue la berge abrupte qui défile à vive allure. Le soulagement m'emporte sur un nuage cotonneux. Je me mets à nager avec une vigueur renouvelée. Les fils autour de moi se dissolvent aussitôt, mais mes pieds nus accrochent la vase au fond du fleuve. Mes mains se referment sur les touffes d'herbes qui pendent dans l'eau. Je me hisse avec mes dernières forces.

Pantelant, je me laisse tomber sur le dos et savoure avec délice le contact rassurant de la terre spongieuse. Dans le ciel, le quartier de lune me lance un clin d'œil complice. Jamais sa lumière ne m'avait paru aussi vive qu'en cet instant. Je respire à pleins poumons l'air frais et pur de la nuit et pousse un hululement de victoire, enivré par cet entêtant parfum de vie.

Mes pensées se débattent contre la fatigue qui m'engourdit. À quelle distance de la ville le courant m'a-t-il emporté ? Je dois me mettre en marche sans plus tarder, arriver aux portes pour le lever du soleil, avertir Guy. Nous devons tous quitter Lyon au plus vite. Je ferme les paupières un instant.

*  *  *

Une sensation de chaleur sur ma joue me réveille. Je me redresse, affolé, et cligne des yeux dans la lumière violente. Quelle triple buse je suis ! Je me donnerais des gifles.

D'après la position du soleil, j'estime qu'il est aux alentours de tierce. Je bondis sur mes pieds. L'audience avec le roi est prévue pour sexte, je peux encore arriver à temps ! Mon regard plonge au sol ; mes orteils nus comme des vers s'enfoncent légèrement dans la vase. J'esquisse une grimace contrariée. Mes bottes reposent quelque part au fond du fleuve, je devrai m'en passer. Je renifle avec un froncement de nez ma chemise humide, froissée de mon somme involontaire ; mes vêtements sécheront en marchant. Je lisse tant bien que mal les épis hirsutes qui me servent de coiffure et pars en trottinant le long de la rive.

En longeant le Rhône, je suis certain de ne pas me perdre. J'ignore simplement la distance à parcourir. Sur combien de lieues le courant m'a-t-il emporté cette nuit ? Je n'arrive pas à estimer le temps passé dans l'eau.

Je cours dans l'herbe pour éviter les pierres. Malgré cela, mes pieds accoutumés au confort des bottes protestent en élancements vigoureux. Des cailloux traîtres nichés dans la terre m'entaillent la peau. Au bout d'une heure de ce traitement, mon rythme s'est ralenti sur une marche boiteuse et je serre les dents à chaque pas.

Enfin, je rejoins la route de Lyon et accueille avec soulagement les pavés lisses sous mes plantes meurtries. Un peu plus loin, un paysan traîne une mule chargée de foin. Il se fige en me dévisageant, les yeux ronds. Je l'interpelle au passage.

— Holà, mon brave ! Les portes de Lyon sont-elles encore loin ?

— J'dirais bien deux lieues, mon garçon.

Je le remercie poliment tandis qu'il me regarde m'éloigner en secouant la tête d'un air atterré.

Je reprends un rythme de course entrecoupé de marche rapide, tout en surveillant anxieusement la progression du soleil dans le ciel. Lorsque j'arrive enfin devant les murailles de la ville, il me reste moins d'une heure avant l'audience au Palais de Roanne. Je claudique au travers de la foule de sans-abri et de miséreux refoulés par les gardes. Mes pieds ensanglantés me lancent à chaque pas, mais j'y prête à peine attention, concentré sur mon objectif. Je m'apprête à franchir les portes quand un planton en arme se met en travers de ma route.

— Halte là, mon garçon. L'entrée de la ville est interdite aux loqueteux dans ton genre. Trouve-toi une place dans le champ voisin avec les autres !

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now