6. Du fond des siècles (2/2)

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Je me retourne d'un bloc. À l'entrée du passage secret, les deux chevaliers Hospitaliers nous barrent la seule issue. Fra' Torque, bouclier au côté, brandit une immense épée. La lourde arme de guerre, forgée pour frapper de taille sur le champ de bataille, paraît complètement incongrue au fond de cette crypte séculaire, mais pas moins dangereuse pour autant. Son acolyte, deux pas en arrière, nous tient en joue avec une arbalète armée.

Le regard rivé sur le carreau assassin, je n'ose esquisser le moindre geste ; je ne respire même plus. D'un coup, cette aventure cesse d'être un simple jeu pour basculer sur une question de vie ou de mort.

Torque avance, un rictus narquois aux lèvres. Heinrich plonge sur la gauche, roule au sol sur quelques pas. J'entends le claquement de l'arbalète, en même temps qu'une rude poussée m'envoie valser à terre.

— Attention !

Le poids de Guy m'écrase et expulse tout l'air de mes poumons. Une vive douleur éclate dans ma poitrine ; des étoiles dansent devant mes yeux. Le carreau rebondit sur le mur, à l'endroit où je me tenais l'instant auparavant.

En un bond, le Français se relève. Le chuintement de l'acier tiré du fourreau se réverbère le long de la voûte.

— Il faudra que tu viennes le chercher ! lance-t-il en guise de défi.

— Avec plaisir !

Une lueur mauvaise s'allume dans les yeux noirs du chevalier. Il avance vers Guy en faisant tournoyer sa lourde épée. La lame fend l'air avec un sifflement. Son acolyte jette l'arbalète inutile et dégaine à son tour. Il se précipite sur Heinrich qui l'attend de pied ferme, le couteau brandi.

Le nez dans la boue, je prends une longue inspiration douloureuse, croasse façon corbeau souffreteux, recrache un filet de salive terreuse. Une main sur le mur, je me redresse péniblement, un gémissement aux lèvres. Mes côtes me lancent. Le grimoire gît à mes pieds, abandonné.

Guy esquive la charge de Torque. Sa rapière n'a aucune chance de bloquer les coups violents. Heureusement, alourdi par son écu, le chevalier manque de rapidité. Le Français risque une feinte pour passer sous sa garde. L'Hospitalier balaie la pointe d'un revers de bouclier avant de revenir à la charge. Guy échappe de justesse au sifflement meurtrier en plongeant de côté.

Un peu plus loin, Heinrich lutte pied à pied contre l'autre chevalier. Le jeune Allemand esquive en souplesse, bondit sans cesse, se dérobe, insaisissable. Son adversaire enrage, mais mon compagnon ne parvient pas à dégager une ouverture pour contre-attaquer. Je me mords la lèvre. Les deux Hospitaliers maîtrisent parfaitement l'art du combat. Nous sommes perdus !

Je dégaine ma rapière d'un bras qui tremble malgré moi. De doute, de regret, de peur crue. Allons-nous donc mourir ici, tous les trois ? Nos amis connaîtront-ils jamais notre destin funeste ? Et mon père ? Il ne saura jamais que j'ai péri au loin. Ma gorge se serre ; des larmes d'impuissance me piquent les yeux. Je les ravale avec détermination. Mes doigts se crispent sur la poignée de mon arme. Pas question de quitter ce monde sans combattre !

Je me jette sur Torque avec un cri de rage, lame en avant, au moment où il passe près de moi. Surpris par mon geste, le chevalier esquisse un mouvement de recul. Son bouclier détourne ma pointe, mais son réflexe le déséquilibre. Il dérape, bascule à terre. Profitant de l'ouverture, Guy s'avance pour le pourfendre. Torque est plus rapide. Il abandonne son écu trop lourd, roule sur lui-même et évite la lame du Français. Il se redresse trois pas plus loin d'un bond souple de prédateur. Un sourire carnassier lui fend le visage.

— Tiens, tiens, le moucheron se révèle un moustique. Sais-tu seulement te servir de cette lame, petit ?

Le sang me bat aux oreilles. L'excitation de cette première escarmouche engloutit la douleur de mes côtes. Je m'apprête à bondir quand je croise les yeux noirs de l'Hospitalier rivés sur moi. Il imagine que je vais me jeter inconsidérément et m'attend de pied ferme. Pas question de lui céder ce plaisir ! J'essaie de me souvenir de mes leçons d'escrime avec une fébrilité piquée d'urgence. Nous sommes deux contre un, il suffit de le prendre en tenaille. Je m'écarte sur la droite, sans perdre mon adversaire des yeux. Guy a compris mon idée et part sur la gauche. Torque est contraint de reculer vers l'entrée de la pièce pour nous garder tous deux en vue. Il se rembrunit, sans doute déçu que sa raillerie n'ait pas obtenu l'effet escompté.

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant