12. Tempête (3/3)

122 31 69
                                    

La voix rauque de João peine à couvrir les hululements de la tempête. Le vent dans les haubans nargue notre présomption d'un sifflement moqueur. La mer gris ardoise se creuse de vagues hautes d'une douzaine de pieds. Sur le pont, les marins courent en tous sens, pris de court, tandis que sur le gaillard d'arrière, le capitaine vocifère des ordres à pleins poumons à grand renfort de moulinets. Je l'entends à peine par-dessus le tumulte des forces déchaînées.

— Amenez le hunier ! Plus vite que ça ! Prenez un ris sur la grand-voile ! Carguez l'artimon et serrez-moi solidement les rabans !

Une poignée de marins se précipitent à l'assaut du grand mât, malgré les balancements vertigineux du navire. D'autres s'affairent à l'arrière sur la voile triangulaire. Je me cramponne de toutes mes forces au bastingage. Pedro et Geiléis, blottis l'un contre l'autre derrière nos chariots, courbent la tête sous la pluie battante. Les mains en porte-voix, l'Espagnol me crie des paroles inaudibles au milieu du fracas des rouleaux et du mugissement des rafales. Comme je ne réagis pas, il gesticule, affolé. Je me retourne en sursaut.

Une muraille impénétrable barre l'horizon.

Je mets quelques battements de cœur à comprendre que cette masse imposante représente une lame d'au moins quinze pieds. J'ai la vision fugace d'un visage terrifiant ouvrant une bouche béante pour me dévorer, puis le flanc du navire se précipite à sa rencontre, mon estomac remonte dans ma gorge. J'ai à peine le temps d'avoir peur ; la vague est là. Une masse d'eau glacée se déverse avec une violence qui me saisit par surprise. Mes doigts s'arrachent du bastingage ; je suis emporté en travers du pont comme un fétu de paille. Le choc propulse le navire sur l'autre flanc. Je glisse de plus en plus vite. Mes ongles affolés griffent les planches sans trouver prise. Je me retourne d'un coup de rein, heurte le plat-bord les pieds en avant. Entraîné par ma vitesse, je manque de basculer par-dessus bord et me rattrape de justesse, battant des bras en oiseau maladroit. Puis le pont se redresse. La vague monstrueuse poursuit sa course, abandonnant derrière elle les vestiges écumants de son passage.

Mon cœur cogne comme un fou. J'écarte une mèche de cheveux détrempés qui me tombe dans les yeux, encore ahuri par la rapidité à laquelle tout s'est déroulé, presque étonné d'être en vie. Heinrich gémit à deux pas de moi, recroquevillé sur le pont. Derrière le rideau de pluie, j'entrevois trois formes balayées comme moi contre le plat-bord. Nous sommes tous saufs ! Près du gaillard d'avant, Pedro et Geiléis se sont réfugiés entre les roues des chariots et se cramponnent aux gros cordages. La gardienne s'agite dans ma direction avec de grands signes. Je tends l'oreille par-dessus le rugissement ambiant.

— Guillaume ! Ramène Guy dans la cabine !

Une brusque angoisse me cueille au creux du ventre, je fais volte-face. Heinrich se redresse en se frottant l'épaule. João aide un Fabrizio hirsute à se relever. Guy reste allongé près du bastingage. Je le rejoins en deux bonds inquiets. Il se tient le bras, le visage crispé sur une grimace torve. Est-ce l'absence du soleil ou bien a-t-il subitement perdu des couleurs ?

— Tu ne peux pas rester sur le pont ! hurlé-je à son oreille. Tu dois retourner dans la cabine !

L'entêté acquiesce sans même tenter de me contredire. Pour une fois, il se montre raisonnable ! Je lui tends la main et il s'en saisit d'une poigne ferme. Je manque de basculer en avant sous son poids.

— Guillaume ! appelle João derrière moi. Garde ça pour moi, veux-tu ?

Je me retourne ; le Portugais, pieds nus, chemise claquant au vent, me tend son pourpoint et ses bottes. Trop interloqué pour protester, j'attrape les effets par réflexe machinal et il s'élance aussitôt en direction du hauban le plus proche. Je lève le nez. Les marins affairés autour du hunier semblent en difficulté, aux prises avec un grand pan de toile coincé dans le gréement, secoué en tous sens par les rafales. Sur la dunette, le capitaine hurle des ordres désespérés.

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now