33. Jeux de masques (2/2)

83 29 32
                                    

Une boule se loge dans ma gorge comme son projet insensé m'apparaît dans toute sa démesure.

— Cela fait des années que j'essaie de rassembler la trame exacte de ce Tissage oublié, explique-t-il. Je n'en ai trouvé que des transcriptions parcellaires, incomplètes. Toutes mes tentatives ont échoué jusque-là. Seul saint Augustin l'a parfaitement décrit dans son grimoire.

Un bras calé dans le creux du dos, Marliano déambule en agitant la main avec une ardeur fébrile.

— Hélas, ce livre était perdu jusqu'à présent ! L'Ordre du nouvel éveil m'a assisté dans mes recherches. Avec son aide, je suis parvenu à retracer la piste de ces écrits sacrés jusqu'à Canterbury.

Il s'arrête brutalement, pivote sur les talons.

— Et là-bas, vous avez dérobé ce livre pieux sous leur nez.

Sa voix suinte un filet de rage froide. Ma propre colère s'éveille en réponse à la sienne. Je toise le visage de théâtre braqué sur moi.

— Nous n'avons fait que le mettre à l'abri des convoitises déplacées. Le souffle de Dieu n'est pas fait pour les hommes !

Je jette dans cette exhortation toute ma conviction, gravée au fer rouge par les horreurs du Tissage divin, mais le cardinal Marliano ne m'écoute pas. Au prix d'un effort, il reprend le contrôle de lui-même.

— Ce n'est pas grave, concède-t-il d'un ton indulgent, presque paternel. Vous étiez des brebis égarées et ce ne fut qu'un contretemps. Je vous pardonne vos errements. L'important est que le grimoire se trouve ici, maintenant. Je vais enfin pouvoir accomplir la volonté de Dieu telle qu'elle s'est exprimée il y a tant d'années. Les sept reliques sont à nouveau rassemblées.

Le patriarche se dirige vers son large bureau et revient avec un livre que je ne reconnais que trop bien. Il feuillette quelques-unes des pages jaunies au-dessus desquelles Guy s'est si souvent penché.

— Hélas, cet ouvrage est rédigé dans un latin fort ancien. Même avec les meilleurs dictionnaires, sa traduction complète prendra des mois.

En cet instant, je loue de toute mon âme la décision de Guy de brûler l'ensemble de ses notes. Si ses feuillets étaient tombés aux mains de nos ennemis, plus rien ne retiendrait la folie que le patriarche s'apprête à déchaîner sur le monde. Nous avons gagné un répit.

Comme s'il lisait dans mes pensées, Marliano m'interroge avec une exaltation enflammée.

— Sûrement, vos compagnons et vous l'avez ouvert ? Peut-être même commencé à le déchiffrer ? Ébauché un début de traduction ?

Son ton devient pressant, haletant. Je ne supporte plus cette illusion de figure qui me questionne. Comment puis-je parler à un homme dont je ne distingue pas les traits ? Je bondis sur mes pieds :

— Je ne répondrai rien à quelqu'un qui se cache derrière un masque, trop lâche pour dévoiler son vrai visage !

Il s'immobilise et je m'attends à ce qu'il se fâche, me renvoie dans ma chambre. Je ne veux plus rester devant lui. L'énormité de son projet me dépasse. Comment peut-il faire preuve d'un tel aveuglement ?

Pourtant, à ma grande surprise, son ton se radoucit.

— C'est vrai, pardonnez-moi. J'ai trop souvent tendance à oublier ce masque sur mon visage.

Il pose le livre sur le fauteuil et retire sa façade de carnaval en me tournant le dos.

— J'ai pris l'habitude de le porter, car les stigmates de mes blessures dérangent parfois mes interlocuteurs.

Le crépuscule des VeilleursOù les histoires vivent. Découvrez maintenant