20. Le chasseur (2/2)

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L'injonction de Geiléis me frappe comme un coup de fouet. Je tourne les talons et détale sans demander mon reste. Mes compagnons s'égayent derrière moi. Je fonce sans me retourner, droit devant moi, sans même regarder où je vais. Le martèlement de panique dans ma poitrine me donne des ailes. Excités par notre fuite, les chiens se lancent sur nos traces. Leurs hurlements nous talonnent et se transforment à mes oreilles en cris victorieux. En quelques instants à peine, les bêtes nous ont rattrapés.

Un heurt brutal dans mon dos m'envoie mordre la poussière ; je m'étale de tout mon long. L'air s'expulse de mes poumons, ma vision se couvre de points lumineux. Par miracle, ma main serre toujours la garde de ma rapière. Je roule sur moi-même au moment où une ombre fond sur moi, précédée d'une odeur de fauve. Mon bras se tend, mu par une volonté propre ; un choc remonte de mon poignet à mon épaule. Des crocs jaunes baveux claquent sous mon nez. Des yeux jaillis des enfers luisent en face des miens. Un liquide chaud coule le long de mon bras. Le poids de la bête menace de m'ensevelir sous une montagne de poils hirsutes. Avec un cri de fureur, je resserre mes doigts dans la fourrure et repousse le monstre. Ses yeux se voilent tandis qu'une immonde odeur de charogne me prend à la gorge avec un haut-le-cœur.

Je me redresse à genoux, pantelant, presque étonné d'être en vie. Ma rapière s'enfonce dans le poitrail de la bête jusqu'à mi-lame. Un cri de détresse me fait relever la tête. Des boucles blondes dépassent de sous la masse musculeuse d'un autre chien. Heinrich se débat avec l'énergie du désespoir pour échapper aux griffes de l'animal. Son couteau plonge dans le flanc de la bête, mais ne parvient qu'à l'aiguillonner de plus belle.

Je tente d'extraire ma rapière des chairs qui l'emprisonnent pour voler à son secours. Hélas, mes doigts poisseux de sang glissent sur la garde sans réussir à la déloger. Au même instant, une autre lame plonge sur le monstre. Guy repousse du pied le chien agonisant et l'Allemand se met debout sur des jambes vacillantes, le torse ensanglanté.

Je n'ai pas le temps de m'inquiéter. Je tourne la tête vers un bruit de galop. Un cavalier charge droit sur moi, la lance dressée pour frapper, la pointe vissée sur mon cœur. Je cligne stupidement des paupières, pétrifié. Surgie de nulle part, la silhouette trapue de João bondit sur le flanc de la monture. Le Portugais s'accroche à l'étrier, dévie la course du cavalier ; le cheval me frôle dans un grondement de tonnerre. L'éclat de la lance miroite un bref instant sous mes yeux médusés. Je bascule en arrière.

D'autres sabots martèlent le sol à la suite des premiers. La terre tremble sous la cavalcade de la chasse. Je me protège la tête de mes mains dans un geste dont je mesure toute la futilité. Des mottes arrachées retombent sur mon dos ; un gémissement s'échappe de mes lèvres. Puis les galops s'éloignent, la menace s'efface. Je me relève sur des jambes flageolantes.

Mes yeux parcourent fébrilement le pré. Près du campement, Geiléis s'adresse à Fabrizio, le bâton pointé sur la lune rousse. Sa voix cristalline perce jusqu'à mes oreilles, porteuse d'un baume d'espoir :

— J'ai besoin de ton aide ! Il faut refermer le passage, bannir la Horde ! Vite !

J'Ouvre les yeux. La Toile dessine devant moi toute sa beauté envoûtante. Une déchirure béante fend le ciel, symbole d'une harmonie rompue. Des fils tranchés pendent, misérables, telles des guirlandes fanées un lendemain de fête. Le gouffre sur l'Autre Côté attire mon regard subjugué. Je ne peux m'en détacher, je me sens basculer vers cet abîme sur l'inconnu.

Un cri brise mon écrin de torpeur.

— Attention !

Mes yeux volent en direction de l'appel. Une centaine de pas plus loin, Guy plonge pour éviter la lance qui se plante derrière lui. Heinrich le rejoint en deux bonds et brandit son couteau vers le cavalier maintenant désarmé. Une demi-douzaine de chiens les encerclent, la bave aux lèvres. Leurs mâchoires claquent avec une férocité excitée par l'odeur du sang. Un second chasseur rallie le premier. Dos à dos, mes deux compagnons maintiennent les bêtes à distance de la pointe de leurs armes. Ils ne tiendront pas longtemps ainsi ! Avec des larmes de frustration, je tente une fois de plus d'extraire ma rapière du corps à mes pieds. Elle s'arrache dans un chuintement visqueux.

Le crépuscule des VeilleursOpowieści tętniące życiem. Odkryj je teraz