38. Le crépuscule des Veilleurs (1/3)

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 Les hurlements des chiens affamés s'emparent de la basilique, amplifiés par l'écho de la voûte. La procession sinistre du crissement des griffes et du claquement des sabots résonne à leur suite.

Une voix d'outre-tombe me secoue d'un frisson irrépressible.

— Je viens chercher mon dû, Veilleurs.

— Ah, il ne manquait plus que celui-là, grommelle un lointain murmure. Maintenant, la fête est complète !

Je prends conscience que je respire librement. Le poids qui m'oppressait a disparu. Je me relève, un peu vacillante. Une pointe de lance auréolée de puissance roule entre mes doigts.

Le Grand Veneur et tout son cortège d'outre-tombe s'avancent en conquérants au milieu de la nef, confiants, sûrs de leurs proies. Les gargouilles reculent dans les ténèbres en crachant. Les harpies s'égaillent dans une volée de piaillements.

Les chasseurs défilent sans m'accorder d'importance, leurs visages austères plongés dans l'ombre. Le dernier cavalier se tourne un bref instant dans ma direction. Je reconnais cette mâchoire carrée, ces larges épaules, cette stature trapue. La compréhension me saisit dans toute son horreur écœurante : Niccolò, sacrifié par Giulia pour s'acheter un répit. Nulle once de reconnaissance ne s'allume dans son regard, nulle humanité. Il me dépasse sans réagir.

Un hurlement de terreur happe mon attention. Le manteau rouge de Luzzi détale vers le chœur dans une fuite désespérée. Aiguillonnés par sa panique, les molosses s'élancent à sa poursuite, le rattrapent en quelques bonds. Le cardinal disparaît sous une masse grouillante de bêtes enragées et de jappements excités. Ses hurlements d'horreur se muent en cris suppliciés, puis en gargouillements informes. Je détourne les yeux, saisie d'une nausée brutale.

João s'est figé, raide, inexpressif, près du corps inanimé de Torque, un éclat d'argent dans la main gauche. Il se retourne lentement vers le roi ténébreux, hausse vers lui un regard vide et avance d'un pas mécanique.

— Non, João !

Geiléis s'élance dans une volée de nattes torrides et se plante fermement sur son passage, bras écartés, menton levé en signe de défiance. Le Portugais ne rompt même pas sa marche ; il arme son coup sans une hésitation. Avant qu'aucun cri n'ait pu jaillir de mes lèvres, son épée ensanglantée frappe la gardienne et l'envoie rouler à terre aussi dédaigneusement qu'une poupée de chiffon.

— Geiléis !

Paniquée, les larmes aux yeux, je me rue vers elle et tombe à genoux, persuadée de la découvrir agonisante dans une mare de sang. Pourtant, elle se redresse déjà sur un coude, grimaçante de détermination. Je l'aide à se relever d'un bras tremblant tandis que mes yeux cherchent fébrilement des traces de blessure. Elle n'a rien ; João n'a pas frappé pour tuer.

Son regard vert luit d'un éclat intense dont je peine à m'arracher. Elle pose une main sur mon épaule.

— Occupe-toi de Guy. Je me charge de João.

Sans attendre ma réponse, elle repart d'un pas décidé. Qu'espère-t-elle accomplir ? Le Grand Veneur a subverti notre ami jusqu'à le transformer en marionnette sans volonté. Un genou à terre, le Portugais s'incline devant le roi de la Horde. Je tremble d'une tristesse désemparée.

Un éclat de rouge attire mon regard à l'autre bout de la nef et m'arrache au tableau lugubre d'une âme damnée. La robe de Giulia disparaît par la porte menant sur les toits, Hans sur ses talons. Ma route est limpide, je détale à leur poursuite.

L'ouverture conduit à un étroit escalier de pierre qui part à l'assaut des hauteurs. J'avale les marches deux par deux, sans vraiment voir où je vais. Des larmes embuent ma vision ; des sanglots raclent ma gorge. Puis de lointaines notes d'une complainte mélancolique viennent apaiser mes tourments. Elles m'évoquent la chanson d'un ruisseau au cœur d'une forêt sauvage, la caresse de la brise sur les feuilles d'automne, la fine fragrance des corolles à l'ombre des sous-bois.

Je ralentis le pas pour économiser mon souffle. Des bottes claquent plus bas sur les marches, mais je ne me retourne pas. Désormais, une unique pensée me taraude et me pousse en avant : qu'est-ce que Giulia a fait de Guy ?

Je débouche sur une terrasse battue par les vents. Dans le ciel, un tourbillon monstrueux rassemble des nuages d'orage autour d'un œil menaçant ; des éclairs crépitent dans les volutes d'un gris de cendres ; des fils de la Toile, défaits, claquent hors d'atteinte. La trame du souffle de Dieu se perd au cœur de la tempête. Au loin, une lune immense baigne les toits de la ville d'un rouge sanglant.

Adossée au mur, une échelle de bois solitaire mène au pied de l'imposante coupole centrale. Je gravis les marches, les mains cramponnées aux montants. Le vent mugit à mes oreilles ; mes cheveux m'aveuglent à moitié ; les pans déchirés de ma robe se soulèvent et les bourrasques manquent de m'emporter. Rien ne saurait m'arrêter.

Je me hisse sur un toit de tuiles plates légèrement pentu. Le dôme principal se dresse sur ma droite. En face de moi, les eaux de la lagune enflent dans une vision apocalyptique. Des vagues de trois toises de haut blanchissent d'écume, déferlent sur l'esplanade dans un grondement de tonnerre et balaient tout sur leur passage. Des bateaux et des gondoles dérivent à l'abandon au milieu de la baie, ballottés par les flots comme de simples jouets. D'autres se brisent sur les quais, emportés par les lames.

Au centre du toit, solitaire, la silhouette rouge du cardinal Marliano retient le Tissage en dépit des éléments déchaînés. Ses mains dressées vers le ciel étreignent un morceau de chêne. Des brins d'un éclat intense en jaillissent, les derniers qui préviennent encore la catastrophe. Tout l'écheveau, tendu à l'extrême, menace de se rompre. À ses pieds, les pages ouvertes du grimoire de saint Augustin claquent dans la tourmente.

Hans avance vers son père, courbé en deux, un bras en protection devant les yeux. Il hurle des paroles indistinctes, aussitôt happées par le vent. Les fils de la Toile le fouettent de toutes parts. Il lutte à chacun de ses pas contre les assauts des bourrasques. Sa progression se ralentit. Bientôt, il trébuche et tombe à genoux.

Au bord du toit, Giulia me toise, une graine de folie plantée au fond des yeux. Sa robe rouge claque en étendard sanglant de la dévastation qu'elle a semée. À côté d'elle, la haute stature de l'homme taureau domine la silhouette agenouillée de Guy, les mains liées dans le dos. Il lutte pour se dégager, mais la poigne de fer du monstre le presse à terre dans une étreinte implacable. Alerté, peut-être, par le frémissement de son tortionnaire, le Français relève la tête. Il se fige en m'apercevant. Son bâillon l'empêche de parler, toutefois ses yeux sont suffisamment éloquents. Je resserre les doigts sur la poignée de ma rapière. Tiens bon, Guy !

À cet instant, une présence solide s'avance en soutien à mes côtés. Fabrizio m'a suivie dans l'escalier, sans doute pour confronter son ancienne apprentie et la forcer à répondre de ses actes. Mon regard accroche sa manche ensanglantée avec une grimace effarée, mais le vieil Italien n'a d'yeux que pour la furie toute de rouge vêtue. Giulia contemple son œuvre, un sourire dément aux lèvres. Insensible au cataclysme qui se prépare, elle ne voit que la puissance décuplée de la Toile à portée de main.

— Les deux mondes se rassemblent ! hurle-t-elle par-dessus le rugissement de l'ouragan. Les Dormeurs s'Éveillent ! Un nouvel âge commence !

Fabrizio secoue la tête, atterré.

— Ouvre les yeux ! Regarde autour de toi : tu n'auras plus de monde sur lequel régner. Tout va être détruit ! Si nous agissons maintenant, nous pouvons encore sauver Venise. Il faut retenir les fils du Tissage, les empêcher de se défaire totalement !

Cependant, l'Italienne se trouve au-delà de toute raison, emportée sur les routes de la folie par son ivresse de domination.

— Tu as toujours été faible, Fabrizio, trop prudent, sans ambition. Le vrai pouvoir se mérite ! Il faut aller le chercher, oser jusqu'au bout ! C'est ce que j'ai fait et personne, désormais, ne m'arrachera ma victoire !

— Tu étais une Veilleuse pleine de talent, reprend son maître d'un soupir amer. Tu aurais pu garder avec moi le sommeil des Dormeurs. Maintenant, tu n'es plus qu'une coquille vide qui se repaît du mal qu'elle sème ! Je suis ici pour t'empêcher de nuire à tout jamais.

Fabrizio se précipite vers son ancienne élève avec un grondement féroce. Des tourbillons aveuglants jaillissent sur un mouvement de sa main et enveloppent Giulia dans une ronde infernale. L'Italienne pousse un cri de rage qui se transforme en appel entre les mondes :

Ad me venite !

Du haut du ciel, des formes sombres fondent sur nous.

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now