3. Leçons de comédie (3/3)

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Nous échangeons des regards mal à l'aise sans ajouter un seul mot. La scène se passe de tout commentaire. Nous finissons d'enfiler nos costumes à la hâte, heureusement sans autre interruption. D'habitude, je laisse toujours mon médaillon avec mes habits durant les spectacles, mais aujourd'hui n'importe quel serviteur aura accès à nos affaires. Ce pendentif est l'un des rares souvenirs de ma mère et sans doute mon bien le plus précieux. Je décide de le conserver dans mon aumônière, que je glisse sous ma robe. João m'observe de ses yeux noirs impénétrables. Il dissimule sous son pourpoint bariolé d'Arlequin la chaînette retenant sa fine croix d'argent et m'adresse un signe de tête. Nous nous comprenons : en ces lieux, la plus grande prudence est de mise.

Un serviteur nous mène dans une vaste salle à manger éclairée par des rangées de chandeliers. Il s'incline profondément devant la tablée et annonce :

— Votre Éminence, Votre Excellence, Mesdames, Messeigneurs, je vous présente la compagnie la Dolce Vita dirigée par maître Biancolelli.

Je reconnais immédiatement l'archevêque Cranmer cintré dans son habit de velours violet. Il nous toise d'un air sévère, les lèvres pincées. Si nous devons dérider un tel homme avec nos pitreries, nous allons avoir fort à faire. Le cardinal Luzzi siège à la place d'honneur, enveloppé dans un somptueux manteau pourpre bordé d'hermine. Ses petits yeux chafouins nous scrutent avec une attention de prédateur et ses doigts boudinés serrent une coupe de vin qu'il porte à ses lèvres. À sa droite, Giulia de' Gandolfi nous adresse un sourire d'encouragement empreint d'une menace latente. À l'autre bout de la table, je reconnais avec étonnement le comte du Kent à son menton carré et volontaire. Il est assis à côté de son épouse, vêtue avec une sobre élégance, mais dont les traits paraissent falots face à la Vénitienne.

Les autres convives ne m'évoquent rien. Un moine aux cheveux blancs tonsurés se tient légèrement voûté au-dessus de son assiette. Il arbore une croix de bronze ouvragée sur sa soutane et nous jette un regard méfiant par-delà son nez tordu. Un grand brun au visage sombre domine les autres invités d'une bonne tête sans daigner lever les yeux. Ses habits noirs reflètent la simplicité d'une tenue de moine, mais ses larges mains calleuses semblent plus adaptées au maniement d'une épée qu'à celui d'un chapelet à prières. Un dernier couple complète la tablée – sûrement un noble local et son épouse au vu de leurs vêtements brodés.

Le spectacle commence et nous donnons le meilleur de nous-mêmes, évitant les plus grosses farces pour nous concentrer sur un jeu de scène plus subtil. J'ai l'habitude de me guider aux réactions du public dans mes improvisations, mais cette assemblée improbable ne laisse rien transparaître de ses émotions, les hommes d'Église rivalisent à quelque concours de statues de cire et je me retrouve plusieurs fois pris en porte-à-faux. Heureusement, vers la fin de cette mascarade, le comte du Kent éclate d'un rire franc à l'un des tours de pendard d'Arlequin et déride l'atmosphère pesante. L'autre lord se sent du même coup autorisé à sourire. Nous terminons cette épreuve sur un salut final, récompensé par un toast du comte et quelques applaudissements discrets de ces dames.

Sans plus de cérémonie, nous nous replions vers l'office pour retirer nos habits de scène. Je reste songeur face à l'attitude de cette parodie de public. Durant toute la représentation, nos hôtes étaient plus occupés à s'observer qu'à admirer nos acrobaties. Fabrizio ne cesse de couler des regards nerveux vers la porte close. Comment savoir si la dame de' Gandolfi se montrera satisfaite ?

Notre chef nous complimente néanmoins sur notre performance.

— Bravo, mes amis ! Je sais que ce n'était pas facile devant un tel public, mais je pense que nous avons malgré tout fait honneur à la commedia dell'arte.

— J'ai cru voir un moment un coin de lèvre tressaillir sur le visage de l'archevêque ! ajoute Heinrich, moqueur. Je suis bon pour le paradis !

Tout le monde y va de son commentaire caustique sur l'ambiance générale. La pression retombe en douceur, ramenant la bonne humeur. Nous avons passé l'épreuve avec succès ! Seul João reste en retrait. Le front barré d'un pli soucieux, il se change en silence.

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now