35. Plan de bataille (4/4)

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Je transmets les renseignements obtenus à Geiléis par l'intermédiaire de Paloma. La gardienne essaiera de prendre contact avec nos compagnons, mais je l'exhorte à la prudence. En aucun cas, nos ennemis ne doivent la surprendre ; sa liberté d'action nous est précieuse. Nous arrêtons également les derniers détails de notre plan : nous agirons dans la matinée du 22 septembre, lorsque la menace de la Horde sera écartée. Laissons Giulia tenir sa promesse ! La cérémonie aura lieu à sexte, le palais sera quasiment désert. Geiléis se chargera de délivrer Guy, Heinrich, João et la famille de Fabrizio. De mon côté, libérée du carcan de l'infâme chantage, je pourrais me débrouiller seule. Rien ne retiendra ma colère ! Je Tisserai la Toile pour m'échapper et retrouverai mes compagnons chez Tolomeo.

Le lendemain soir, je reviens de ma promenade en compagnie de Hans plus tard que d'habitude. Nous passons dans le couloir qui donne sur le bureau de Marliano lorsque la porte s'ouvre devant nous. Fra' Torque en sort et, juste après lui, une grande silhouette élancée aux cheveux bruns que je reconnais avec un pincement au cœur. Guy.

Bien sûr. Qui mieux que lui peut aider Vincenzo à déchiffrer le grimoire ? Il doit encore avoir en mémoire des pans entiers de sa traduction. Oh, Guy, qu'as-tu fait ?

Il garde la tête basse et ne me voit pas. Je dévore son profil familier avec l'avidité du naufragé touchant terre. Ses traits, déjà anguleux par nature, se creusent d'un chapelet de soucis ; les nuits sans sommeil hantent le contour de ses yeux.

Je m'avance dans le couloir, il relève le nez. Je lis sa surprise quand il me reconnaît et... un autre sentiment aussi. Un élan inassouvi se referme son mon cœur. Je voudrais courir vers lui, l'étreindre, le rassurer. Il esquisse un pas dans ma direction, commence à tendre la main.

— Aurore...

Torque abat une poigne brutale sur son épaule et l'entraîne de force vers l'autre bout du corridor. Hans s'est figé, la main sur mon bras. L'Hospitalier progresse à grandes enjambées, pousse Guy devant lui sans ménagement. Ils vont atteindre l'extrémité du couloir. Je ne peux laisser échapper cette occasion inespérée de renouer le contact.

Je me dégage d'une bourrade et m'élance derrière eux. Les mots se bousculent dans ma bouche.

— Guy, ne cède pas à leur chantage ! C'est le sort du monde qui est en jeu ! On va s'en sortir !

Je trébuche sur le pan de ma robe. Les bras de Hans se referment en étau. Guy et Torque disparaissent au coin du couloir.

Mon gardien me secoue avec une violence attisée de panique.

— Tais-toi, mais tais-toi donc !

Livide, il me tire jusqu'à ma chambre et m'y enferme à double tour.

Je me retrouve seule, un peu effrayée par la réaction exacerbée de mon geôlier. Ai-je tout compromis en m'adressant ainsi à Guy ? Je passe une main angoissée dans mes cheveux. Au mur, les masques grimaçants, témoins de la perversité de Giulia, me dévisagent de leurs pupilles vides. D'un coup, je n'en peux plus. Je ne supporte plus de me plier au jeu de mes ennemis. Je me précipite, j'ouvre la fenêtre, un courant d'air happe mes mèches d'un parfum de liberté. Je peux m'enfuir par-là, leur échapper ! Le temps qu'ils sentent mon Tissage, je serai loin...

Hélas, c'est de la folie ! Je suspends mon geste. Si je disparais maintenant, Giulia n'a aucune raison de retenir la Horde Sauvage. Je condamne mes amis. Mes mains serrent le rebord jusqu'à en imprimer les marques dans mes paumes. Il reste un peu moins de deux semaines avant la pleine lune, une poignée de jours. Je dois m'en tenir à notre plan.

Je referme la fenêtre, appuie mon front fiévreux sur le carreau froid et laisse la tension refluer. Bientôt, je serai libre. Alors je pourrai faire payer à l'Ordre ce qu'il nous a fait subir.

*  *  *

Le lendemain, Giulia fait irruption dans ma chambre en tornade déchaînée. Derrière son masque narquois, une rage écumante menace de déborder ; un soupçon de folie enflamme ses prunelles. Je recule sous un pincement de brève incertitude.

Elle s'arrête à un pas de moi, se penche en avant, la lèvre retroussée sur une rangée de dents blanches, prêtre à mordre.

— Finies les petites balades, ma chère, siffle-t-elle avec une illusion de calme plus glaçante que n'importe quelle vocifération. Tu vas rester tranquille jusqu'au jour du mariage, désormais. Tu ne bougeras plus d'ici.

La rétorsion noue un peu plus mes entrailles. Je vais perdre le contact avec mes alliées, avec Geiléis ! J'espère qu'elles s'en tiendront à notre plan, je n'ai aucun moyen de les prévenir.

J'ignore pourquoi mes quelques mots lancés en travers du couloir ont plongé Giulia dans une telle fureur, mais la voir ainsi, déchue de son piédestal d'arrogance, me procure une satisfaction indéniable. Je ne peux m'empêcher de renverser les rôles.

— Tout ne va-t-il pas comme vous voulez, Madame ? Un petit problème avec la traduction d'un grimoire, peut-être ?

Je ne vois pas le bras partir ; la gifle me cueille totalement par surprise. L'instant d'après, je suis allongée sur le tapis, la joue pulsant d'une douleur cuisante. Giulia me domine avec un regard assassin. L'espace d'un battement de cœur, la peur contracte mes boyaux ; puis l'indignation et la colère balaient toute retenue.

Je projette une main vers mon assaillante comme pour la tenir à distance. La Toile s'anime sous mes doigts dans une volonté propre. Un vent violent se lève, qui emporte Giulia au travers de la pièce. Elle s'écrase contre le mur avec le bruit d'une vieille baudruche dégonflée. Le masque du Dottore se détache et chute sur son corps avachi.

J'ai à peine le temps de me redresser sur un genou et de contempler mon œuvre avec une intense jubilation, qu'un filet doré s'abat sur ma tête. Debout dans l'encadrement de la porte, pieds écartés, Hans tend les mains devant lui. Torque entre à sa suite d'un pas conquérant.

Ma satisfaction cède la place à la terreur.

Je tente de me relever, mais un réseau de serpents entrave mes jambes. D'autres fils s'enlacent autour de mes bras. Je lance les doigts vers l'Hospitalier ; le souffle dérisoire né de mes mouvements désordonnés ne l'oblige même pas à ralentir le pas. Sa poigne se referme sur le devant de ma robe. Il me soulève de terre comme si je ne pesais pas plus lourd qu'une poupée de chiffon.

Sa lèvre se retrousse sur un rictus carnassier.

— Je crois que tu viens de commettre une terrible erreur, petit moustique.

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now