34. Le prix du sang (3/3)

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Mon fiancé ne s'occupe plus guère de moi et ce bal représente ma première opportunité de parler avec d'autres que mes ennemis. Autant mettre l'occasion à profit !

Je traîne un Philippe à moitié saoul et engage la conversation. J'apprends que le roi François a franchi les Alpes et rassemble ses armées devant Turin avant de marcher sur Milan. Pour le moment, le conflit n'a pas encore éclaté. Le souverain français s'est contenté de réaffirmer ses droits sur le duché, armée à l'appui. Cependant, une nouvelle plus funeste me poigne le ventre : l'épidémie de peste fait rage dans la plaine du Pô, conséquence de notre acte irréfléchi.

Les récits sordides avivent mon inquiétude pour Pedro et Fabrizio. Leur route traversait ces régions. Je m'éloigne, le cœur lourd, les yeux gonflés, et Philippe me laisse partir sans protester, trop ivre pour se formaliser de mon absence.

Par une fenêtre solitaire, je contemple la nuit noire qui a avalé Venise. Une large lune gibbeuse brille dans le ciel sans nuages. Demain, elle sera pleine. J'écrase une larme au coin de mon œil en songeant à la chasse libérée par Giulia et au chaos semé en tentant de la repousser.

Quand je me retourne, Hans patiente deux pas en arrière, toujours là, en cerbère implacable. Ses yeux bleus observent en silence mon visage défait.

La clôture du bal met fin à mon supplice. Philippe me reconduit jusqu'à ma chambre. Enfin, il serait plus exact de dire que je le reconduis jusqu'à la sienne. Il loge dans la pièce voisine. En attendant l'arrivée du baron, l'Italienne lui a offert l'hospitalité. Cet arrangement témoigne une fois de plus de l'humour perfide de l'Italienne.

Je retire la robe de bal comme le voile d'une illusion. La réalité est bien différente, pleine de menaces et de terreur. La vie de mes compagnons s'éteindra peut-être demain. Je suis prisonnière d'un fou illuminé, d'une araignée malfaisante et d'un cloporte imbu de lui-même. Le sort du monde s'apprête à basculer et je ne peux compter que sur moi-même.

*  *  *

Je passe la journée du lendemain dans l'angoisse la plus totale, guettant le ciel, tendant l'oreille. Peu à peu, l'ombre grignote le jardin sous ma fenêtre. L'azur s'embrunit d'une teinte outremer. Une lune ronde, encore pâle, émerge au-dessus des toits. Je la fixe comme si mes prunelles recelaient le pouvoir de repousser l'inéluctable. Mes mains se crispent sur ma poitrine. N'est-ce pas un voile orangé qui accentue l'astre nocturne ? Est-ce un appel cuivré qui tinte sur la lagune ?

Une larme glisse le long de ma joue sans rencontrer d'obstacle. Je suis prête à affronter la Horde tout entière pour protéger mes compagnons, mais cette incertitude me paralyse. Aucun hurlement ne s'élève dans la nuit. Aucune ombre funeste ne se découpe sur le disque céleste. Si le Grand Veneur chasse dans ce monde, il se trouve loin d'ici.

La porte s'ouvre. Un pas mécanique claque sur le parquet, différent de la démarche boiteuse de l'apprenti de Giulia. Je pivote. Hans se tient, là, devant moi, avec ses boucles d'or et son regard azur, si semblable à Heinrich. Il me dévisage d'un air songeur, presque déconcerté, et secoue la tête.

— Vous pleurez... constate-t-il. Je vous ai vue pleurer hier soir également, quand ces marchands racontaient toutes ces horreurs sur la peste.

C'est la première fois qu'il m'adresse directement la parole. Jusqu'à présent, les quelques phrases lâchées à mon attention étaient des ordres froids et brefs. Sa voix reste distante, mais j'y reconnais des intonations plus douces qui me rappellent un ami.

— Comment pouvez-vous pleurer tout en étant si cruelle ? reproche-t-il.

Sa question me cueille au dépourvu.

— Cruelle ? Moi ?

Je songe à Giulia, à mes compagnons menacés par la Horde Sauvage et me retourne vers la fenêtre. La lune orangée me nargue : témoigne-t-elle de la traîtrise de cette sorcière ?

— C'est Giulia qui est cruelle et joue avec la vie de mes amis. Je ne fais que lutter pour protéger ceux qui me sont chers.

Derrière moi, le ricanement dubitatif de Hans balaie mon accusation.

— Giulia a pris les mesures nécessaires pour vous empêcher de semer la terreur. Pourquoi faites-vous cela ? Pourquoi avoir libéré la Mort sur le monde ?

Je pivote d'un bloc, piquée par ses paroles au plus profond de mon cœur. Mes dénégations virulentes se bloquent dans ma gorge. Son regard azur, fixé sur moi, me retient dans ses rets : les yeux de Heinrich, francs, sincères. Je ne peux leur mentir.

— C'était une erreur, un accident, murmuré-je. Le poids de cet acte pèse comme un manteau de plomb sur mes épaules depuis cette nuit maudite. Nous avons agi sans savoir. Nous voulions simplement sauver nos compagnons.

D'une voix tremblante, je lui raconte notre lutte contre la Horde, sans rien dissimuler. Je lui révèle peut-être des informations cruciales sur le grimoire et le souffle de Dieu, mais j'ai besoin de parler à quelqu'un, de partager ce fardeau ne serait-ce qu'un instant. Je me confie au visage de Heinrich qui m'écoute en silence. Les larmes trop retenues trouvent leur liberté sur mes joues.

— Voilà, vous savez tout, conclus-je, la tête basse. Je ferais tout pour effacer cet acte, mais j'ignore comment m'y prendre.

Il me regarde sans rien dire. Je n'arrive pas à déterminer s'il me croit.

— Pourquoi la Horde Sauvage était-elle à vos trousses ? Elle ne chasse pas dans notre monde, objecte-t-il, dubitatif.

J'observe sa moue pincée, le pli gracieux sous ses boucles blondes. Hans ne ment pas, j'en suis certaine. Il n'est au courant de rien. Ainsi, Giulia le trompe, au moins sur ce point. Que connaît-il réellement des projets de l'infâme Italienne ?

— Ne savez-vous pas ? C'est Giulia qui l'a lancée à notre poursuite. Tous les mois, elle revient nous hanter.

Il tourne la tête vers la fenêtre avec un froncement de sourcils sceptique.

— Il est vrai que la lune a une teinte un peu rousse. Un reflet du couchant, sans doute. Mais je ne vois nul chien hurlant, nul chasseur noir, ni même leur roi au sombre visage. La Horde n'est pas là ce soir.

Je laisse échapper un rire désabusé. Quelle ironie, n'est-ce pas ? Mon accord avec Giulia se retourne contre moi pour me faire mentir.

— Non, confirmé-je. Elle n'est pas venue... ou peut-être loin d'ici.

Le silence retombe dans la pièce. Je pousse un soupir. Il ne m'a pas cru, tant pis. J'aimerais qu'il s'en aille, j'ai besoin d'être seule.

Mais il ne bouge pas.

— Vous dites que vous feriez tout pour réparer votre erreur. Pourquoi, alors, avez-vous rejeté si violemment l'offre de Vincenzo ? Vous connaissez son projet, n'est-ce pas ?

Je secoue la tête.

— Vous ne comprenez pas. C'est en utilisant le souffle de Dieu et les reliques que nous avons brisé le sceau. Ce que cherche à faire le patriarche... Tisser avec les sept reliques... risquerait de détruire le monde.

— Vous avez semé la mort et la terreur avec le souffle punitif de Dieu. Vous l'avez dit vous-même. Vincenzo veut guérir la Chrétienté, apporter la paix, réparer vos erreurs. Vous avez une chance de vous racheter, si c'est vraiment ce que vous souhaitez.

Je reconnais les paroles du patriarche. Hans s'exprime avec les mêmes accents de ferveur. Je comprends qu'il voue à l'homme d'Église une admiration sans limites. Rien de ce que je pourrais dire ne le convaincra de la folie de ce projet.

Je pousse un soupir découragé.

— Jamais je ne prendrais ce risque. Il doit exister une autre solution. Je ne sais simplement pas encore laquelle.

Ses yeux se durcissent à nouveau. Il se raidit.

— Très bien, conclut-il d'un ton redevenu froid et distant, si c'est votre dernier mot...

Il tourne les talons et s'éloigne vers la porte. Avant de sortir, il me jette un regard lourd de sens.

— Votre compagnon, pourtant, a su entendre raison.

Le battant se referme sur cette ultime estocade.

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now