31. Des voix dans le noir (1/3)

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 La voix s'est tue. Pourtant, ses échos sinistres vibrent encore à mes oreilles. J'avance de quelques pas hésitants dans le noir. Sous les semelles de mes bottes, je sens le sol inégal, mais lisse d'une plaque rocheuse. Je tourne sur moi-même. L'obscurité m'entoure et resserre son drap invisible autour de mes épaules. Ma respiration s'affole ; une angoisse sourde me saisit. Où sont passés mes compagnons ?

Je tends les mains ; mes doigts fébriles ne rencontrent que du vide. Je suis seule, au milieu du néant.

Le grondement caverneux s'élève à nouveau.

— Des Intrus. Des Fous Inconscients.

La voix monstrueuse m'enveloppe. J'ignore d'où elle provient. Elle paraît jaillir de partout et nulle part à la fois. Les mots insinuent sous ma peau leur poison invisible, se referment sur ma poitrine, m'empêchent de respirer.

Deux astres jumeaux s'ouvrent au-dessus de ma tête, nés du néant. Ils brillent dans une nuit d'encre, sans rien éclairer autour d'eux. Malgré moi, je plonge dans ce regard sans âge et l'envoûtement du dragon s'empare de mon âme.

Mon cœur s'emballe ; mes jambes ne me soutiennent plus. Je m'effondre à genoux sans même m'en apercevoir. Un être aussi vieux que le monde me contemple. Je ne suis que poussière.

En vain, je tente de me détourner de ces pupilles fendues ; mon corps ne m'obéit plus. Une douleur intense rayonne dans chacun de mes os. Je voudrais hurler, mais ma langue se colle à mon palais. Seul un pâle gémissement franchit mes lèvres. L'emprise du dragon se resserre, inexorablement.

— Vous N'Avez Rien À Faire En Ces Lieux !

Le monstre se joue de nous comme un chat de misérables souriceaux. Il me retient en son pouvoir, prisonnière d'un corps qui ne m'appartient plus. Pourquoi sommes-nous descendus jusqu'ici ? Quelle audace de croire qu'une Ancienne Puissance tolérerait notre intrusion ! Ma panique allume une étincelle de rébellion, mais n'est-elle pas futile ? Nous allons tous périr !

Un grondement sourd gonfle, enfle et m'assaille de toutes parts. Une lueur rougeoyante irradie entre une forêt de crocs démesurés. Le feu des entrailles de la Terre couve dans le ventre de la bête. Une chaleur intense se dégage de ce brasier et me brûle le visage, les mains. La douleur se propage dans chaque fibre de mon corps. Pourtant, aucun cri ne jaillit de ma gorge pétrifiée. Ma raison vacille.

À cet instant, un pâle éclat doré s'allume dans un océan de noirceur, fragile et étrangement apaisant. La lueur éclaire le creux d'une paume délicate tendue d'espoir. La fournaise reflue. Un lointain clapot chante la plus suave des mélodies. La fragrance des fleurs de printemps enroule son écharpe autour de mes sens. Une brise légère me caresse le visage ; à moins qu'il ne s'agisse de la douce main d'une divinité bienveillante ? Elle dépose du baume dans mon cœur. La douleur dans mes os s'apaise ; le poids sur ma poitrine se lève. Je prends une profonde inspiration.

— Que Vois-Je ? Qu'Est-Ce Donc ? Qui Ose Défier Mon Pouvoir Sur Mes Terres ?

La voix caverneuse gronde de colère. Son grognement fait trembler le sol et vibrer les ténèbres comme le chœur d'un millier de fauves.

La lumière, d'abord faible, grandit lentement. La bénédiction de la Dame du lac s'étend sur mon âme et repousse l'envoûtement du dragon. Bientôt, je peux bouger les mains, les bras. Mes doigts raclent la roche. Je perçois le froid de la pierre contre mon flanc, sur ma joue. Je prends conscience de ma position fœtale, recroquevillée au sol. Je cligne des paupières.

Je suis moi ; je suis en vie.

Je me redresse sur les genoux avec des gestes lourds, encore maladroits. Des tremblements me parcourent de la tête aux pieds. Les contours d'un corps écailleux titanesque se perdent dans l'obscurité. Le monstre semble ne pas avoir de fin. À mes côtés, je distingue enfin les silhouettes de mes compagnons, blotties comme moi dans le noir. Je ne suis plus seule. Le soulagement de leur présence me redonne un embryon de courage.

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now