26. Le cavalier pâle (1/2)

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 Le lendemain, le sommeil a chassé une partie de la terreur de notre affrontement, mais personne n'ose évoquer ouvertement l'horreur contenue dans le souffle de Dieu. Ni Guy ni Heinrich n'abordent le sujet et je garde pour moi-même les visions atroces qui m'ont assailli. Par-dessus tout, j'évite avec soin de mentionner le cavalier pâle.

Nous décidons de quitter la combe au plus vite. Une atmosphère pesante s'en dégage. Des voix malveillantes susurrent à mon oreille chaque fois que je m'en approche. La Toile au-dessus de la vallée pend comme un drapeau en berne, distendue, déchirée par endroit. D'après Geiléis, ce lieu mettra des années à retrouver sa tranquillité d'origine. Je serre les poings de rage. Nous ne valons pas mieux que ceux qui nous pourchassent. Notre rôle est de protéger ce monde et nous n'avons fait qu'accélérer sa perte ! Je regrette d'avoir accepté ce plan insensé, j'ai honte de la désolation semée au cours de la nuit. Il existait sûrement une autre solution et, quand bien même, de quel droit menaçons-nous l'équilibre du monde pour servir nos propres intérêts ?

Tandis que je m'affaire à atteler Bella en broyant du noir, je remarque que, par quelque concours mystérieux, les accrocs ont épargné notre campement. Aussi bien près des roulottes que dans le pré où paissent nos mules, la trame est lisse et régulière comme si rien de fâcheux ne s'était produit. Je médite ce surprenant phénomène sans parvenir à l'expliquer.

*  *  *

Ce soir-là, João vient trouver Guy avec nos deux bâtons de joute, l'air buté et résolu. Il désire s'entraîner de la main gauche.

— J'ai un mois de sursis. La prochaine fois, je veux pouvoir affronter mon destin à la pointe de l'épée. Le Grand Veneur n'aura pas mon âme sans combattre ! crache-t-il de toute sa hargne.

J'ai remarqué tout au long de la journée qu'il évitait d'utiliser son bras droit, même pour des tâches en apparence anodines, comme s'il n'avait pas confiance dans ses gestes. Cherche-t-il par cet exutoire à réaffirmer sa maîtrise sur son corps ?

Guy n'hésite qu'un bref instant et accepte d'un hochement sec.

Les deux hommes passent la soirée et les suivantes à enchaîner des assauts violents, puisant une forme d'oubli dans leurs affrontements. João se bat avec la main droite coincée dans le dos et perd régulièrement les joutes, mais serre les dents et revient à la charge avec un acharnement qui borde à l'obsession.

Nous mettons quatre jours pour atteindre Lyon et quatre nuits envahies de cauchemars. J'adresse à peine la parole à mes compagnons. J'ignore s'ils me croient au sujet du quatrième cavalier de l'apocalypse. J'ai l'impression de les entendre murmurer derrière mon dos, de croiser dans leurs yeux une lueur de pitié inquiète. Guy se tient éloigné du grimoire, comme si la brûlure du souffle sur son esprit lui avait servi de leçon. Voilà au moins une des rares conséquences positives de notre action inconsidérée : le pousser à abandonner cette quête néfaste !

Le soir du 29 juin, nous arrivons en vue de la ville aux toits de tuiles rousses, serrée entre le Rhône et la Saône. Une mosaïque de toiles bariolées recouvre la plaine sur la rive droite du fleuve, à l'endroit où les deux cours d'eau se rejoignent. Une armée immense campe au pied des murailles. Malgré toutes les descriptions des campagnes militaires de mon père, je n'avais jamais pleinement imaginé la marée humaine que représentent tous les seigneurs et soldats de France réunis à l'appel du roi. Les bannières des ducs, comtes et autres barons oscillent en fleurs éparses sur ce champ de fer. Guy estime les forces à dix mille hommes, peut-être même quinze mille.

Nous parquons nos chariots dans la cour d'une petite auberge, à deux lieues de la ville. Monté sur le bel étalon, le Français se présente au tenancier sans faire mystère de son identité. Le temps des cachotteries est révolu : Guy de Lorraine vient demander audience auprès du roi avec toute l'assurance que lui confère son nom. Le propriétaire des lieux ouvre des yeux ébahis, plonge dans une courbette à toucher le nez par terre et empoche prestement la poignée d'écus offerts en dédommagement de la garde de nos biens. Son manège me tire un rictus amusé. Je remarque au passage la bourse gonflée que Guy range à sa ceinture. Il a manifestement profité de son séjour à Paris pour renflouer ses fonds.

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now