19. Un être cher, sacrifié ? (2/3)

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Je suis réveillé bien trop peu de temps après à mon goût par la poigne ferme de Pedro qui me secoue sans pitié. Les ronflements légers de Heinrich emplissent l'habitacle silencieux. Je me glisse dehors sans un bruit. L'air frais de la nuit achève de dissiper les brumes du sommeil tandis que je m'enveloppe dans la grande pèlerine achetée à Paris. Dans le ciel dégagé, la lune gibbeuse baigne le campement d'une paisible lumière blanche.

Déjà installé près du feu, Fabrizio rajoute quelques branches sur le foyer et souffle pour attiser les braises. À la lueur oscillante des flammes, je le vois glisser dans sa bourse, les mains un peu tremblantes, une petite boîte de la taille d'un écrin à bijou. Les ombres dansent sur son visage marqué par les soucis ; de nouvelles rides sont venues s'y ajouter. Il tourne et retourne l'anneau d'or à son doigt sans détacher son regard de la farandole hypnotisante. Depuis combien de temps ne l'ai-je plus entendu rire de bon cœur ? J'ai du mal à réconcilier son air abattu avec le chef de troupe débonnaire qui m'a engagé deux mois plus tôt.

Les paroles échappées par Pedro me trottent en tête depuis des heures. Le pauvre était tellement bouleversé par son malheureux écart qu'il s'est refermé comme une huître. Pourtant, j'ai besoin de réponses et João m'a montré comment m'y prendre pour obtenir des informations que leur détenteur n'a pas prévu de partager. Autant passer tout de suite à l'action !

Je m'assieds en face de Fabrizio en affichant un sourire amical, mais il m'épargne à peine un regard. Ses épaules voûtées et ses yeux baissés indiquent sans équivoque qu'il n'a pas envie de converser ce soir. Un dernier pincement au cœur me fait honte, puis je me jette à l'eau.

— Au moins, cette nuit, il ne pleut pas, commencé-je d'un ton enjoué pour détendre l'atmosphère.

— Je peux surveiller le camp tout seul, répond-il sans lever la tête. Je ne m'endormirai pas, tu peux aller te recoucher. À ton âge, on a besoin de sommeil.

Me voilà proprement congédié ! Je fais semblant de ne pas comprendre.

— C'est gentil de ta part, remercié-je d'un ton badin, mais je ne me sens pas fatigué et les heures de garde passent plus vite avec un peu de compagnie.

Fabrizio hausse les épaules dans un soupir.

— Comme tu veux.

Il laisse le silence retomber, sans insister pour se débarrasser de moi, sans même se fâcher. Son visage reste obstinément braqué sur le feu, dressant un mur contre toute idée de conversation. Je frotte mes mains moites de nervosité sur mes hauts-de-chausse.

— J'ai une question sur laquelle tu pourras peut-être m'éclairer, attaqué-je. As-tu déjà entendu parler de l'Ordre du nouvel éveil ?

Mon interrogation fait mouche, même au-delà de mes espérances. Fabrizio relève la tête d'un mouvement vif. Dans ses yeux noirs, le trouble se mue en brusque accès de colère. Il scrute mon visage avec une intensité presque agressive.

— Qui t'a parlé de ces gens-là ?

Sa voix claque entre nous comme un coup de fouet. Sans me départir de mon calme, je balaie sa question d'un geste évasif, l'air de ne pas y accorder d'importance.

— Oh, c'est un nom que j'ai entendu, au cours de mes voyages, et il me semblait que cet ordre avait un rapport avec Venise.

Je me penche vers lui, épaulé de ma mine la plus innocente.

— Tu les connais donc ?

Fabrizio me dévisage longuement tandis que je tente de rester impassible. Ses yeux se rétrécissent en deux billes noires suspicieuses qui tentent de me percer le cœur. Je tressaille devant la virulence qui s'en dégage, pris d'une brève hésitation. Me soupçonnerait-il d'être de mèche avec nos ennemis ?

Le crépuscule des VeilleursWhere stories live. Discover now