Chap 2 - Courant d'air

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Il prend une grande inspiration.
C'est aujourd'hui.

De loin, il reconnaît sa silhouette.  Elle est avec une troupe d'étudiants, jeunes et exubérants malgré le gris du ciel.  Elle se retrouve avec le groupe, mais elle pourrait aussi bien être seule.   Elle ne les regarde pas, ne leur parle pas.  Ils lui sont indifférents : mince consolation.
Alors qu'elle s'approche des marches, il l'observe à la dérobée, des livres serrés devant elle.  Elle ne porte jamais de sac, elle tient toujours livres ou cahiers dans les bras.  Tout contre sa poitrine.  Fort.  Tel un bouclier.

Elle ressemble à toutes les autres étudiantes universitaires : jeans, bottes d'automne à talons, manteau trois-quarts beige.  Mais elle s'en distingue quelque peu : son manteau est toujours boutonné jusqu'au cou, avec minutie.  Son foulard est noué avec précision, les deux pans ont la même longueur, avec exactitude.  Cependant, le vent d'automne donne vie à cette mise parfaite, semblant vouloir démasquer le personnage sous-jacent.  En bourrasques malignes, il fait valser le tout autour d'elle : emportant manteau, foulard et longues boucles brunes en une valse impromptue qui donne à sa silhouette une auréole mystérieuse. 

   Elle s'approche et gravit une marche, puis l'autre.   Il se lève d'un geste sec.  Il la voit qui trébuche, mais se rattrape dans l'instant suivant.  Elle a cependant lâché ses livres.  Il se précipite pour ramasser les recueils éparpillés.  Il se relève ensuite et les lui tend.  Il lève son regard vers son visage.

Son cœur frappe dans sa poitrine, il tressaute avec force.  Les muscles du jeune homme se chargent d'électricité, laquelle se propage jusqu'à ses doigts, qui en fourmillent.   Enfin, il va savoir.  C'est comme si son cœur allait s'échapper et s'envoler.

Cependant, il ne s'élève pas : il tombe.  Aspiré dans un regard qui n'accueille aucune vie, c'est une fosse abyssale, un paysage désertique.  

Ce qu'il voit : c'est une douleur immense. Tout ce qu'il ressent : c'est le vide infini.

Elle baisse rapidement les yeux et prend les livres des mains du jeune homme :  d'un geste rapide, en effleurant à peine ses doigts.  Pas un mot.   De nouveau, elle passe la porte d'entrée du Pavillon principal et s'efface.  Silencieuse.  Comme toujours.

Pétrifié, perdu et sous le choc, il reste un temps à fixer l'endroit où elle est disparue.  Soudain, il reprend son souffle comme après une longue immersion aquatique.   Il se rend à peine compte qu'il avait cessé de respirer.   Son cœur est aussi lourd qu'une pierre.

Il n'a pas vu la couleur de ses yeux.

Le vent fait s'envoler en un tourbillon une feuille de papier vierge oubliée.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant