Chap 5 : La fissure

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La voix de son père la ramène à la réalité, une voix sourde et lointaine malgré sa proximité :

— Tu sais que ta mère la conservait pour toi.  Elle voulait t'en faire cadeau, pour ton vingtième anniversaire.

Elle avale difficilement, revenant à la solennité du moment.  Elle ferme les yeux pour tenter de reprendre le contrôle de ses émotions.

— Je sais, murmure-t-elle finalement.

— Je suis conscient que ce n'est pas tout à fait la même chose... que c'est moi qui te l'offre...  Mais je me suis dit... que... bien... tu serais contente de l'avoir.

Julien s'embrouille un peu dans ses mots.  Il n'a pas l'habitude d'exprimer autre chose que des évidences de la vie réelle.  Mariza faisait cela avec un naturel déroutant, une grâce inégalable. Pour Julien, cela lui demande un effort.  Surtout qu'il veut sincèrement faire plaisir à sa fille unique.  Louann le voit et se force à sourire et prend d'une main incertaine la petite boîte blanche.

— Merci, Papa... bredouille-t-elle dans un petit souffle.

Elle l'ouvre doucement.  Dans l'écrin de satin noir, la bague dorée est toujours aussi belle que dans ses souvenirs d'enfant.  Moins brillante, plus petite qu'elle ne le croyait.  Mais, toujours aussi attirante pour elle.

Avec hésitation, elle la glisse à son doigt.  Elle la regarde et sent les eaux remonter à ses yeux.

Les flots débordent et elle éclate en pleurs.

 À l'intérieur d'elle, elle refuse ces larmes, elle voudrait pouvoir les résorber mais elle n'y peut rien.  Les gouttes coulent en une vague continuelle sur son visage.   De plus, lorsqu'elle prend conscience de ce que ses larmes vont provoquer, elle réussit encore moins à les endiguer.

La pression d'une main compatissante sur son épaule, un grincement des ressorts venant du fauteuil près d'elle, puis plus rien.  Son père s'éloigne et elle ne fait rien pour l'empêcher.  La force lui manque.   Elle sait qu'il se sent impuissant face à ses pleurs.   Qu'il déteste la voir ainsi.  Alors il s'éloigne, très loin.  Elle ne peut lui en vouloir.

Elle entend la porte d'entrée qui se referme doucement.

 Seule dans le salon, elle tente de reprendre le contrôle d'elle-même.  Elle a la gorge serrée par le poing d'une souffrance qui ne semble pas avoir de fin.   Les yeux fermés, elle tente de respirer normalement. Mais à quoi bon : elle est seule.   Alors, elle se laisse aller.  Pourquoi se retenir ?  Il n'y a personne pour le lui reprocher.  Elle pleure longtemps, jusqu'à vider ses poumons de son air, du plus profond de son être.  Comme si son chagrin s'échappait entre ses lèvres en cris longs et douloureux, inarticulés.  Lorsqu'enfin son corps, épuisé, se calme un peu, elle porte son regard larmoyant vers le bijou à son annulaire...  Entre ses cils perlés de larmes, il lui apparaît plus étincelant.

Dans son esprit, elle se souvient du nombre incalculable de fois où elle a rêvé à ce jour, depuis toute petite.   Toutes les fois où elle a souhaité avoir vingt ans...  Être assez grande...  Recevoir ce bijou de sa mère.

Mais jamais elle n'imaginait être si seule, si vide... à vingt ans.

Le goût des larmes revient dans sa gorge.  Elle enlève la bague et la replace dans son écrin avec précaution.  Elle referme la boîte avec un soupir profond.   La fissure semble sans fin en elle.

De nouveau, les larmes coulent sans permission puis de sa bouche s'échappe un gémissement de bête blessé :

— Maman ! J'avais tort.  Vingt ans, ce n'est pas assez pour être grande !

La fissure s'élargit...  C'est un gouffre.


Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant