Chap 45 : Lien

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La session d'hiver est enfin terminée.  Une semaine s'est écoulée, le mois de juin étire ainsi ses pelouses et pousse les fleurs à éclore.   Louann a décroché un emploi au café du Centre sportif de l'Université, le CEPSUM.  Elle est l'assistante-gérante pour la saison estivale.  Elle s'y plaît et redécouvre le bonheur de vivre l'atmosphère d'un lieu de travail jeune et motivant.  La clientèle est variée et les séjours d'immersion française des groupes de canadiens, venus des autres provinces, lui permettent de pratiquer son anglais.  Elle baragouine aussi en espagnol grâce à la joyeuse présence d'étudiants étrangers venus faire des stages d'échanges culturels depuis l'Amérique du sud.

Jérémy pour sa part écrit sans relâche et commence à se faire un nom dans le milieu des Nouvelles policières.  Il a même entamé des pourparlers pour une commande de récits avec une compagnie d'édition près de la ville de Québec.

Une fin de journée, il vient la chercher, comme tous les jours, à la fermeture du café.  Sur le siège passager, elle trouve un sac contenant sa robe préférée, ses sandales et son sac de cosmétiques. Elle s'assoit et le prend sur ses genoux :

— Jérémy Jelmy !  Que me manigances-tu ?

— Contente-toi de prendre ce sac et de filer te changer.   Je t'attends.

Elle prend le sac et va se changer au café.   Peu de temps après, lorsque, dans l'air chaud et parfumé de ce début d'été, il la voit revenir vers sa voiture en robe légère, les cheveux libres et le teint rafraîchi, Jérémy est éblouit.

Comment puis-je faire cela ?

Pour la centième fois depuis ce matin, il ne peut s'empêcher de ressentir un serrement au coeur face à l'avenir.  Pourtant, revenir en arrière est hors de question.

Il en est là de ses réflexions, alors qu'elle se glisse de nouveau sur le siège près de lui.

— Très belle, Mademoiselle St-Clair.

 — Trêve de compliments... dis-moi ce que tu me caches.

Avec un sourire, il engage la voiture dans la circulation et lui tend deux enveloppes :

— Voilà qui devrait t'expliquer...

Louann prend les enveloppes avec un air étonné.  Une lui est adressée et est décachetée, l'autre est aussi ouverte mais elle est au nom de Jérémy.

— Mais..

— Commence par la tienne.  C'est ton père qui l'a ouvert ce matin par erreur et il m'a appelé...  Je lui ai demandé de prendre quelques trucs pour toi et me voilà.... Allez !  Regarde !

Elle ouvre le pli et l'en-tête de l'Université lui explique de quoi il s'agit.  Elle parcourt fébrilement le relevé de notes.  Jérémy l'observe du coin de l'œil.

— Tu as réussi Louann ! dit-il avec un grand sourire.  Malgré tout, tu n'as pas lâché et c'est joliment réussi en plus.

Elle relit le document encore une fois.  C'est officiel, elle a tout ses crédits de la session.  Et les notes sont remarquables.
— Je ne comprends... j'avais si peur d'avoir échoué.
— Tu vois, tu es plus forte que tout Louann.  Je suis fier de toi.  Et ton père aussi.
— Oui, c'est vrai que d'étudier et de travailler sur mes cours, cela m'a aidée à penser à autre chose.  À meubler mon esprit, qui autrement partait en vrille.  Mais parfois, j'avoue en avoir perdu des bouts.
— Pas tant que cela, on dirait.
— J'avais les livres qui...  Parfois, la nuit, quand je n'arrivais pas à dormir, je lisais ou même je recopiais des pages entières de notes et de résumés, en me forçant à me concentrer dessus.  Cela repoussait mes idées noires.

En attente à un feu rouge, il l'observe quelques secondes.  Il a toujours une certaine crainte quand elle aborde ce sujet.  De la revoir tomber, s'enfarger dans ses émotions et ses regrets.

Elle remarque son examen silencieux mais ne dit plus rien.  Bravement, elle le regarde avec un petit sourire.  Avec les larmes qui vont bientôt déborder de ses paupières, cela fait comme un arc-en-ciel.
— Ça va ?
— Ça va.
Il lui tend sa paume ouverte et elle y dépose sa main.   Il la serre légèrement quelques secondes. Elle répond à cette pression chaleureuse.  Les deux mains sont chaudes et vivantes.

Pour te consoler.
Pour te dire « Merci».
Parce que j'aime te tenir la main.
Parce que je...

Alors qu'il récupère sa main pour mieux manœuvrer dans la circulation, elle observe encore son relevé de notes, heureuse de ses résultats.  Puis, elle range la lettre dans l'enveloppe et déclare tout bonnement :

— Je ne retourne pas à l'Université en septembre.
— Tu ... quoi ?  Mais... pourquoi ? s'étonne-t-il après un temps de flottement.
Elle regarde droit devant elle.   Un air décidé empreint ses traits, il le voit.
— En fait, ce que je veux dire, c'est que je ne retourne pas en littérature.  J'ai fait une demande ...
Inspire.
Elle se lance :
— J'ai postulé pour l'école de police.  J'ai été acceptée.
— À Nicolet ?
— Oui...

Un silence s'installe.   Louann sent les larmes qui se repointent aux coins de ses yeux.  Nicolet c'est loin.  À près de 150 km de Montréal.  Deux heures de voitures.   Elle a son permis mais pas la voiture.   Elle a pris cette décision sans en parler à personne.   Elle avait besoin de se prendre en main.  Elle voit à la crispation de la mâchoire de Jérémy qu'il a de la difficulté à maîtriser ses émotions.

— Je sais que j'aurais dû en parler... à toi, à mon père...

Elle tente de parler sur un ton égal, mais il la connaît trop bien.   Mais ce qu'il entend derrière les mots, c'est la solennité de sa décision, sa détermination.  Malgré tout, il ouvre la bouche pour protester, mais elle l'interrompt :
— Je sais... je suis désolé de t'annoncer ça ainsi.

Elle éponge les quelques larmes qui la trahissent.
— Cela c'est imposé à moi depuis le mois de février environ.  J'ai fait ma demande sur un coup de tête.  Mais j'y crois de plus en plus.  À quoi va me servir de continuer en littérature... c'est toi l'écrivain, le créateur, l'expert des mots.  Moi, je les analyse et les scrute pour y voir le sens caché.  Surtout, je veux pouvoir résoudre des situations comme celle qui nous est arrivé... dans la vraie vie.  Le meurtre de ma mère.  Aider des familles... à passer au travers, à trouver des réponses.  Pourquoi, qui, comment ?  Être au bon moment à la bonne place, tu te rappelles ?  Je sens que c'est la bonne chose à faire, c'est tout.

Comme elle a devancé toutes ses protestations, il reste muet.
— Tu ne dis rien ?
Il s'éclaircit la gorge et se pince l'arête du nez.   Il est ému, elle le voit.
— Tu n'as pas ouvert l'autre enveloppe, murmure-t-il d'un voix creuse.

Elle prend l'autre enveloppe pour prendre la lettre adressée à Jérémy.  Ses yeux parcourent le document de deux pages qui atteste que son ami est dorénavant auteur officiel pour les Éditions de Sainte-Foy et qu'il est attendu la semaine du six août pour rencontrer et prendre place dans l'équipe.  Il pourra ainsi rencontrer l'ensemble des journalistes et des auteurs attitrés de la compagnie avec lesquels il collaborera.

— Sainte-Foy ?
— Oui, au fond c'est la ville de Québec.   Ils me veulent dans leur équipe.   Je ferai des reportages pour le journal de Québec et ils désirent aussi publier mes Nouvelles sur une base régulière.   Ils veulent de nouveaux auteurs et me donnent une chance inouïe.   Ils ont aimé ce que je fais.
— Donc, toi aussi tu pars de Montréal ?
— Oui.

Sa voix a exprimé un soulagement surprenant.
Un silence...
Puis, il ajoute :
— Nicolet, tu sais que c'est un petit peu moins loin de Sainte-Foy que Montréal ?  Et ils ont aussi un bureau à Trois-Rivières... c'est tout près.
— Tu vas vraiment tout quitter pour aller là bas ?
— Oui... pas facile hein ?   Quitter Montréal où je me suis fait une vie, un milieu... c'est ce que je me disais... mais, plus maintenant.   Je ne quitte plus rien.  Car celle que je quittais sera plus près là-bas qu'ici...

Les yeux sur la route, il cherche sa main puis la reprend entre la sienne avec un grand sourire.
Il ajoute tout doucement :
- Je serai toujours là, Louann.

Tu étais ému de soulagement, Jérémy Jelmy... et bien moi aussi.
Le destin ne m'oblige plus à te quitter, ma chère Louann.

L'arc-en-ciel qui naît dans ses yeux est teinté de joie.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant