Chap 37 : Barrage

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Le printemps pointe son nez.

Les gens sortent de leur tanière, l'air est léger, les sourires flottent sur les visages.  La présence de l'hiver s'éloigne.   Cependant, il a laissé des traces : les bancs de neige entassés durant les bordées de neige, qui durcissent et noircissent sous l'action du dégel et du gel, laissant remonter à la surface les abrasifs et autres objets entraînés dans la tourmente des tempêtes hivernales.

Le mois de mars s'annonce aussi variable qu'à l'accoutumé.   Une journée ensoleillée est suivi d'une averse de neige ou d'un jour de verglas.  Chacun y va de ses espoirs ou de ses souvenirs passés pour tenter de prédire le déroulement de ce printemps qui hésite encore à s'installer.  Sur les coins de pelouses ensoleillées, le gazon pointe le bout de son nez et certains optimistes recherchent les têtes vertes des courageux perce-neige.

Mais pour Louann et Jérémy, ces trois derniers mois ont été éprouvants.  Leur réalité est ravagée.

Comme les glaces qui se brisent sur les flots tumultueux du Fleuve Saint-Laurent et qui provoque des bouchons de plaques de glace empilées près des affluents ou sous les ponts, le tourbillon de sentiments de la jeune femme risque à tout moment de lui faire perdre l'équilibre.

Il ravage tout.

Et lui, accroché du mieux qu'il peut aux quelques rayons de soleil qu'elle laisse entrer dans sa tête, tente de la diriger vers l'air tiède et embaumé.

Mais son triste manteau d'hiver dénote dans les coloris multicolores que les Montréalais s'empressent de porter pour égayer la grisaille de la nature latente.  Quand il lui fait remarquer qu'elle peut laisser son bonnet et son écharpe, ainsi que son long manteau de laine au vestiaire, elle hausse les épaules, indifférente.

Le printemps l'a oubliée.  Ou est-ce elle qui ne veut pas l'accueillir ?  Bien emmitouflée dans ses lainages monochromes, elle se camoufle dans les rues sales et grises.  Elle se complaît dans la chaleur de ses couches de vêtements.

Et pourtant, sa main est toujours aussi froide quand il l'engouffre dans la sienne.

Il la voit à nouveau errer dans ce monde, fantôme de sa propre vie.  Insaisissable, les joies ou les peines glissent maintenant sur elle sans l'atteindre.  Elle se réfugie derrière une carapace d'indifférence.  Elle va à ses cours, le rejoint souvent pour les repas mais ne manifeste aucune préférence.  Elle s'agite au même rythme lancinant que le monde qui l'entoure, avec un temps de retard...

C'est redevenue comme avant : quand il l'attendait sur les marches de l'Université pour la voir arriver.  Imperméable à la vie.

Cependant, maintenant, il sait.

Elle peut rire, parler, discuter, faire des pitreries, être la jeune fille formidable à laquelle il s'est tellement attaché.... elle peut vivre.

Il a vu les étincelles dans les prunelles dorés, la joie de vivre et ... cela lui brise le coeur de n'en voir devant lui que l'ombre, le spectre.

Depuis janvier, il persiste et tient bon.   Il fait tout pour raviver cette flamme mais elle semble avoir été soufflé par un coup de vent plus fort que tout...  Car c'est elle qui, sciemment, l'a éteinte.  Car l'entretenir fait trop mal, c'est trop dur.

Lorsqu'il essaye de lui expliquer qu'en refusant de vivre jusqu'au bout les sentiments négatifs, elle empêche aussi toutes les autres sensations de l'atteindre : joie, rire, amitié, fierté, plaisir ; elle se contente de hocher la tête et de murmurer : 

« Tu as sans doute raison ».

Et les glaces continuent à s'empiler, bloquant le passage des eaux vives.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant