Chap 20 : Crépuscule

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Mois de mars. Ils ont quitté le Palais de Justice pour entendre la fin du plaidoyer de leur cause. Une cause. Voilà ce qui résume le dernier mois de folie qu'ils viennent de vivre. C'est leur vie qui est en cause. Une vie qui ne peut revenir en arrière. Cela les policiers, les enquêteurs et les avocats n'y pourront rien. 

Toute l'empathie du juge, qui leur annonce que le procès est clos, car le principal suspect s'est enlevé la vie en cellule, ne peut soulager leur peine. C'est un trou béant dans lequel ils risquent à tout moment de faire le pas ultime.

C'est la fin d'après-midi sur la Place Jacques Cartier. Ils marchent vers le Fleuve, sans dire mot, côte-à-côte, leurs têtes brouillées par les semaines qui viennent de s'écouler comme un cauchemar ambulant. 

Au sortir du tribunal, d'un accord commun et muet, ils n'ont pas pris le chemin de la maison, ils marchent.

La maison ?  Quelle maison ?  Celle où ils ne peuvent plus entrer sans perdre leurs moyens et qu'ils ont vendus pour une bouchée ?   Ou celle qu'ils viennent d'acquérir : sans âme, sans passé.  Une maison vide, une coque précaire, fruit inerte de la compensation de la compagnie d'assurance-vie.

La neige demeure en congères autour des allées et des trottoirs.  Quelques badauds circulent le long de la Place.  Personne ne fait attention à eux.   Il fait froid mais le ciel est bleu et l'air est pur.  Arrivés près de la Promenade du Vieux Port, ils se dirigent vers le quai de l'Horloge. 

La distance s'allonge avec les ombres alors qu'ils arrivent en vue du monument. Ils s'arrêtent pour regarder le Fleuve Saint-Laurent qui est encore en grande partie pris sous les glaces, sauf pour la voie navigable qui s'est libérée.   C'est un hiver qui ne finit pas.  Le froid persiste autour d'eux et les transperce.  Mais est-ce seulement la saison qui en est la cause ? 

Sous le ciel qui  se noircit lentement et qui les nargue, les deux êtres tout de noir vêtu semblent perdus devant l'immensité des lieux.

Il pose une main sur son épaule.
  —  Tu tiens le coup, Lou ?
Que répondre ?  Elle porte son regard à l'horizon où le soleil se couche.
  —  Je ne sais pas, avoue-t-elle finalement en baissant les yeux.

Il l'attire contre lui. Un geste paternel mais aussi de complicité douce et gentille. Une invitation. Elle pose la tête sur son épaule, contre le paletot de laine. Sur le tissu froid qui embaume le parfum de son père, elle a envie de pleurer. Encore. Ils restent ainsi un long moment.

— C'est dur, murmure-t-elle.

 — Je sais, avoue-t-il.

Un silence.

Les glaces du fleuve s'entrechoquent sous les vagues qui les transportent sans trêve vers l'est, vers l'immensité de l'océan où elles disparaîtront dans les flots salés.   C'est un balai continuel qui se déplace sous l'ombre de la Tour de l'Horloge.

— Elle devrait être là.
Il serre un peu son épaule.

—  Je suis là moi. Je suis là pour toi.

—  Pour toujours ?
Il ne répond pas tout de suite, avale ses larmes sans bruit.

—  Toujours, répète-t-il finalement d'une voix rauque.

Elle ne remet pas en question la parole de cet homme qui a toujours été présent pour elles.  Éternel amoureux de cette femme qui leur manque tant, à tous les deux. Il saura reprendre pied, et la maintiendra contre lui, comme il le fait en ce moment. Fort et confiant.

Elle a juste envie de le croire. Il sent son hésitation.
 —  Regarde, ajoute-t-il en pointant vers l'ouest.
Elle lève son regard embué vers le coucher du soleil au-dessus de l'eau, intriguée.

Les petits nuages à l'horizon du ciel se parent de couleurs rosées-orangées, alors que des rayons solaires pointent entre eux pour former une couronne au-dessus du Fleuve. Un grand bateau-cargo passe au large, battant pavillon étranger, remontant vers l'amont avec un grand coup de corne de brume. 

— Mariza aimait cette heure du jour où le soleil dit adieu à la Terre des hommes, murmure Julien. Elle disait que l'espoir naît de ce moment de voir un jour nouveau. 

Il enlace ses doigts gantés avec ceux de sa fille et dépose un baiser sur sa joue.
  —  Comme maintenant... 

Et c'est comme avoir cinq ans, et être consolée d'une chute de vélo avec un câlin et une barbe à papa.  C'est comme pouvoir croire que dans les moments les plus difficiles, on peut toujours espérer un peu de réconfort inconditionnel.

~

Assise près de son père, elle voudrait bien faire reluire les rayons du soleil pour lui.  Elle veut croire qu'ils vont s'en sortir.   Ensemble, unis devant la vie qui s'écoule en flots salés et les emporte.
— Je t'aime Papa.
La main hésitante de l'homme se tend vers le visage féminin et lui prodigue une caresse sur la joue.  Ses yeux sont ouverts mais un voile d'incertitude les brouille.  Son esprit est hagard comme ses paroles.  Mais, dans le silence qui suit les murmures incohérents qu'il prononce, sa voix se fait plus claire, alors qu'il lui répond :

— Moi aussi, Mari, je t'aime.  Pour toujours.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant