Chap 3 : Immersion

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Dès le début de la session, il a modifié deux de ses cours pour en avoir trois en commun avec elle.   En tant qu'auditeur libre, les changements n'ont pas été difficiles à obtenir.  Il a conservé le quatrième cours indemne par intérêt personnel, mais également pour que cela ne paraisse pas plus suspect que ce ne l'est déjà.  Elle pourrait le remarquer, et se sentir épiée, suivie, prendre peur.  Il tente de rester discret.  Il doit aussi faire preuve de prudence face au regard des autres étudiants.  Ils pourraient eux aussi constater ses observations, ses yeux sur elle et la prévenir.  Il ne veut surtout pas lui causer de soucis supplémentaires, elle semble en avoir déjà suffisamment dans ses bagages.

Littérature comparée : un de ses cours préférés, il le sait.    C'est un des seuls où elle est attentive et griffonne des notes dans son cahier.

Il prend place à trois rangées derrière elle dans l'amphithéâtre, de biais avec elle.  Il peut voir ses longs cheveux bruns qui recouvrent son dos.  Il perçoit une tension dans ses épaules, ce qui est confirmé quand il la voit sursauter lorsqu'un étudiant passe derrière elle pour aller atteindre un siège au centre de sa rangée.  Pendant que toute l'audience s'installe en un joyeux brouhaha, il l'observe : elle est nerveuse, tendue.

La place qu'elle choisit est toujours la même : en bas, à droite, près de l'une des portes, comme si elle voulait pouvoir quitter les lieux rapidement, s'enfuir.   De qui ?  De quoi ?

Lui, choisit une place différente à chaque cours.  Il est facile d'approche, de bonne entente et doté d'une répartie facile.  Il a noué connaissance avec de nombreuses personnes et ce malgré son statut d'auditeur libre et non d'étudiant à temps plein comme la plupart d'entre eux.  Il a un parcours atypique, une maturité différente pour son âge.  Ainsi, comme il a un peu d'expérience sur le marché des pigistes-journalistes, ayant même publié un recueil de nouvelles de science-fiction à saveur de polar, il attire les confidences et on l'apprécie, tout le monde le connaît.

Tout le monde, sauf elle.

Le professeur entre, s'installe et, lorsque le silence prend place, il commence son exposé.  Aussitôt, elle déplace ses livres en une pile au coin droit et de son classeur, sort une feuille lignée qu'elle pose devant elle, accompagnée d'un crayon à l'encre.   Elle fixe son attention, tourne légèrement la tête, lui dévoilant en partie son profil.   Il admire ses lignes gracieuses, son geste furtif pour remonter ses petites lunettes.    Il peut discerner ses longs cils qui ourlent son œil gauche.  Quelle est la couleur de ses yeux ?

Normalement, le bout de son stylo tapote le bout de ses lèvres s'il ne vole pas d'une écriture rapide sur le papier pour noter quelques infos.  Mais aujourd'hui,  décidément, son menton est trop haut, un peu trop.   Le crayon est inerte sur le papier.  Elle n'écoute pas.  Il le voit.  Il le sait. Mais qu'est-ce qui peut bien occuper ses pensées ?

Sur les jambes croisées sous la table, il observe la main qui s'agite, puis se crispe en un poing qui fait blanchir les jointures.   Elle ferme alors les yeux et retient sa respiration.  Il est si focalisé sur elle, qu'il adapte sa respiration sur la sienne.  La main se détend, s'ouvre comme l'aile d'un oiseau sur la jambe de la jeune fille.  Elle expire doucement, en même temps que lui.  Et le manège recommence, le poing qui se ferme à nouveau et le souffle qui se coupe.  La main qui se détend avec l'apaisement de la respiration.   Poing fermé, main relaxée.  Respire, suffoque, respire...  Cela se répète durant toute la durée du cours.

Un rythme effréné, comme un plongeur en eau profonde qui y retournerait sans cesse.   Lorsque le professeur signale la fin du cours en les saluant, elle est la première à sortir.

Vivement, elle ramasse ses livres, en oubliant le stylo.  En passant près de sa place, il l'empoche.  La feuille reste sur la table : blanche et vide.

À son tour, il pousse la porte de bois sculpté de l'amphithéâtre et scrute les alentours.   Elle s'est bel et bien envolée.  Autour de lui, les étudiants chahutent, l'interpellent, le bousculent.  Il jase, rigole et sourit.

Bizarrement, le cœur n'y est pas à cent pour cent.   Il se sent vide.  Incomplet...


Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant