Chap 11 : Choc

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 Il n'y a pas de bleuets dans le frigo.

Un tremblement s'empare de ses doigts.  Elle voit embrouillé.

— Non, murmure-t-elle, non.   Ça allait si bien.   Non.

Elle déplace les pots dans les tablettes, vérifie chaque tiroir du frigo deux fois.

— Non, non non non.

De la confiture, une conserve peut-être ?

Elle ouvre la dépense, pousse les conserves, les boîtes et les bocaux sans ménagement.   Chaque étage reçoit le même traitement.

— Non ! non...

Le cœur battant, elle trouve enfin un petit pot de confiture... aux beluets.

Elle prend une grande respiration.  De la confiture : c'est bien aussi.  Elle ouvre le petit pot avec un « ploc » joyeux et y plonge une petite cuillère.  C'est sucré, acidulé.  Délicieux.  Elle lèche la cuillère avec avidité. Son estomac proteste bruyamment.  Elle réalise la faim qu'elle ressent.   A-t-elle mangé hier soir ?

Au moment où elle porte à nouveau la cuillère à sa bouche, elle remarque la silhouette immobile dans l'embrasure de la porte de la cuisine.  Elle repique la cuillère dans le pot et s'exclame, les yeux lumineux, avec un grand sourire :

— Papa ?

Il ne répond pas, ses yeux sont troublés.  Elle lui sourit, tenace.

— Viens, j'ai fait le déjeuner.

Son ton est celui de l'enfant rapportant un bon bulletin, un trophée, un exploit.  Pourtant, ce n'est qu'un déjeuner...

Il reste muet, le regard fixé derrière elle.  Elle finit par se retourner pour observer le tableau : la pagaille autour de l'évier et de la cuisinière, les armoires laissées entrouvertes...  C'est le petit déjeuner du dimanche.

C'est alors qu'elle aperçoit ce qu'il voit au-delà de tout cela...

La table aux trois couverts.

C'est un vent froid qui envahit son dos et remonte dans sa nuque.  Une faiblesse dans ses genoux qui semblent vouloir s'affaisser.  Un engourdissement dans les bras et les mains.  Le pot de confiture lui échappe et frappe le sol en s'écrasant sur la céramique blanche.  Il explose avec un bruit de détonation insupportable.  Elle porte les mains à son visage et se mord les lèvres pour étouffer le sanglot qui tente de s'en échapper.

Une bonne minute passe.  Cachée derrière ses mains jointes, elle a repris le contrôle d'elle-même.  Lorsqu'elle s'en extirpe, il a disparu.

— Papa ?

Un bruit de clefs à l'entrée de la maison, une porte qu'on ouvre.  Une voix désabusée et fatiguée :

— Je sors boire... un café.

Il ment et il le sait.  Il ment, et elle le devine.

Sans bruit, la porte se referme.  Elle ressent seulement l'absence de présence, le vide.

Debout dans la cuisine durant un long moment.  Respire.  Elle reste debout, les yeux fixés sans vraiment voir.  Respire.  Le tic-tac de l'horloge sur le mur qui égrène les secondes.  Respire.  Elle voit la lumière du four, là où attendent, bien au chaud, les pains dorés... pour trois.  Respire.  Ne pas pleurer.  Respire.  Voilà, Louann, comme ça.  C'est bien.   Elle serre les dents, elle respire à petits coups, elle serre les poings.

Elle prend un grand sac de poubelle sous l'évier.  Ne rien ressentir.  Elle y jette tout : les fruits, les pains dorés, le carton de lait, les coquilles d'œufs, le smoothie, le sucre, la poêle, le pot de confiture brisé, la vaisselle sale, les assiettes, les ustensiles... Tout y passe.   Elle se dépêche.  Ne pas regarder.  Quand tous les comptoirs et la table sont vides, elle ferme le sac et, nu-pied en ce frais matin d'automne, elle va le porter dans la poubelle à l'extérieur.

En revenant, armée d'une éponge et d'un produit nettoyant, elle nettoie.  Ne rien voir.  Elle frotte tout : le comptoir, la table, le plancher, la cuisinière, l'évier.  Comme si sa vie en dépendait.  Elle efface toute trace de cet événement, de tout ce qui s'est passé.  Plus rien.  Tout.

Elle pourrait arriver à s'en convaincre.  Oublier.

Presque.

Il vient un moment où, envahie par les larmes qui débordent, ses yeux ne distinguent plus rien et elle est bien obligée de s'arrêter.  Elle s'écroule, recroquevillée le long de l'armoire, sur les carreaux blancs et vide.  Rien.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant