Chap 35 : Glace

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Le trajet est court et le taxi les dépose à l'entrée.  La neige brille sous les rayons de soleil de cette fin d'après-midi et contraste avec la solennité triste des lieux.  Louann l'entraîne à petits pas décidés par les sentiers bordés de bancs de neige.

Au détour d'un imposant érable aux branches nues, Louann ralentit et s'accroche au bras de Jérémy.  Ils empruntent une petite allée surplombée par l'imposante ramure.   Chacun de leurs pas fait crisser la neige, alors qu'autour d'eux la nature semble faire silence.  Plus de vent, plus de bruit de circulation.  Aucun chant d'oiseau.

C'est ici.

Louann se fige devant le monument de granit blanc, orné d'une croix glacée.   Ses parents sont croyants, surtout sa mère.  La stèle est partiellement enneigée, mais on y distingue le nom de Julien St-Clair et de Mariza Diego...

Il lit le premier nom gravé dans la pierre et reconnaît celui du père de Louann... avec seulement sa date de naissance.  Son dernier repos l'attend.

Ses yeux se portent ensuite plus bas...  Mariza Diego.  « Ma mère était mexicaine. »

La date...

Bientôt un an.

C'est comme une giffle mentale...monumentale.

Il n'avait vraiment pas réalisé.  Il avait constaté qu'elle vivait seule avec son père, qu'elle le soutenait.  Mais, il n'avait pas compris que c'était si récent.  Ainsi, derrière le naufrage de Julien St-Clair, c'était cette immense perte qui parlait, qui hurlait leur désespoir commun.

Sur la couche de neige glacée, surplombée des griffes des branches dénudées, la jeune fille s'approche et s'agenouille dans la neige les mains sur les genoux. Elle enlève son gant et pose ses doigts sur la pierre immaculée.

— J'aurais dû apporter des fleurs, murmure sa voix pleine de larmes.

Il cherche quelque chose de réconfortant à lui offrir, mais elle ajoute déjà :

— C'est la première fois que je reviens depuis... depuis...

Les mots se cristallisent dans sa pensée.   Depuis qu'elle est morte.  Elle se cabre à accepter cette réalité.  Les mots s'imposent : Depuis qu'elle est morte.  Les mots persistent.  Non.  Les mots crient. Ta mère est morte : dis-le !

Leurs hurlements ont beau crier en silence, les lèvres de Louann demeurent scellées.  Elle ne peut pas.  Le dire c'est l'admettre.  Non.

C'est un souffle d'espoir au fond d'elle-même qui bloque.  C'est sa croyance.... folle, cette pensée magique que ... peut-être, tout cela n'est pas arrivé.

— Depuis l'enterrement ? suggère d'une voix douce Jérémy, perçant son mutisme et son débat intérieur.

Elle lève ses yeux brouillés vers lui.  Il admet pour elle cette vérité.

Alors, c'est vrai ?

Des images se bousculent en elle :

Un autre mois de janvier : l'ambulance et les voitures de police devant la maison, le constable qui l'accueille à la porte de sa maison à son retour de l'Université, le salon envahi d'uniformes, son père prostré sur le divan et qui fixe la porte ouverte du sous-sol, la civière qui remonte un corps camouflé dans une serviette sombre, le détective qui remonte l'arme du crime... ensanglanté dans un sac... l'agent qui pose des scellés sur la porte arrière...

Ils se relogent ailleurs. Confusion.  Douleur.  L'arrêt du coupable.  Son procès.  Son suicide.  La fin... La noirceur.

Puis vient la cérémonie, les fleurs, les condoléances, les regards navrés, la place vide à table.   Le manque.  La mort.

Le film des évènements a une précision terrifiante, écœurante.   Réelle.

Ma mère est morte.

C'est la réalité.  Étourdissante.

Son coeur se fend à nouveau, un an plus tard.

Glacé.   Brisé.

Elle tombe dans les bras de Jérémy qui s'est accroupi près d'elle.

Son chagrin les enveloppe tous les deux dans sa traîtrise.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant