Chap 43 : Nouvelles

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Une routine de fin de session s'installe de nouveau.   Des soirées d'études pour Louann, des heures d'écriture pour Jérémy.  En tête-à-tête, attablés avec leurs ordinateurs portables dans la petite cuisine près du Stade, avec un café-vanillé qui parfume leurs réflexion, ils échangent souvent sur leur compréhension du monde.  Parfois, ils s'installent pour faire leur lecture, accoudés l'un à l'autre, dans le grand divan en coin du salon, le murmure lointain de la ville entrant à flots par la grande porte-patio ouverte.  Leur période de lecture se fait souvent armé d'un crayon, surligneur pour elle et stylo à l'encre pour lui, chacun relisant un texte ou un chapitre.  Louann étudie, Jérémy corrige et réécrit ses propres textes avant l'édition.

Voilà un temps qu'elle a abandonné sa lecture et qu'elle l'observe.  Il repasse une troisième fois sur une section de texte imprimé.  De nombreuses ratures et commentaires en marge agrémentent les paragraphes déjà revus la veille et l'avant-veille.  Il a les sourcils froncés, les yeux qui parcourent le texte à la recherche d'un détail oublié.  Entre ses lèvres, le bouchon de son crayon se fait mâchonner distraitement.  Soudain, il prend conscience de l'examen dont il fait l'objet :
— Quoi ? demande-t-il d'un air surpris.
— Tu me racontes cette histoire ?
Il la regarde, hésitant.
— Je ne suis pas sûr... Tu as un examen demain.
— Allez ! J'en ai marre de relire ce truc sur la littérature du siècle des lumières, riposte-t-elle en refermant le recueil aux pages écornées et annotées.  Je les connais par coeur, tu le sais bien : Montesquieu, Beaumarchais, Rousseau et Voltaire.  Ils  sont bien intéressants mais je commence à avoir besoin de quelque chose de différent sinon je vais finir par oublier le présent...  Jérémy, raconte-moi !
Il referme son manuscrit et se sent un peu embarrassé.    Que doit-il lui répondre ?  Ne risque-t-il pas de la choquer ?
— Je te préviens : c'est toi qui insiste...
— Oui, j'insiste.
— Euh... ben, tu sais que ce sont des récits policiers ?
— Oui.
— En fait, ce sont des nouvelles qui décrivent les recherches et enquêtes de deux inspecteurs un peu spéciaux qui acceptent de s'occuper d'histoires dont personne ne veux... des meurtres.   

La fin de sa phrase est murmurée alors qu'il guette sa réaction.  Maintenant qu'il la connaît mieux et qu'elle lui a révélé les circonstances de la mort de sa mère, il trouve cela un peu macabre de lui avouer son sujet de prédilection d'écritures.  Des meurtres... comme celui de sa mère en fait.  En moins personnel mais tout autant perturbant, sinon plus.
À sa grande surprise, elle ne semble pas choquée. 
— Ah oui ?  Je savais que c'était...  mais pourquoi tu me regardes comme ça ?
— ...
— Oh !  À cause de ma mère.
— Oui, je ne sais pas si c'est une bonne chose que je te parle de mes histoires. 
— Tes nouvelles policières ne sont pas la réalité, Jérémy.  Pour ma mère, j'aurais aimé comprendre tous les détails mais ce n'est plus possible.  Alors raconte-moi une de tes histoires et j'essaierai de jouer au détective. 
— Tu en es sûre ?
Elle acquièsce de la tête et s'installe confortablement en lui remettant entre les mains son manuscrit.
— Allez Détective Jelmy, ordonne-t-elle avec un sourire.  Je t'écoute.
— Mais cette histoire n'est pas fini...  il lui manque des détails, des solutions aux intrigues.  Je...suis un peu perdu, j'avoue.
— Raison de plus.  Laisse-moi en juger et peut-être que je pourrais t'aider.
Elle est sérieuse.
Il reprend son manuscrit, s'éclaircit la voix et en commence donc la lecture.
D'abord timide, sa voix s'élève rapidement plus stable et sereine dans l'appartement silencieux.    Louann l'écoute attentivement.  Elle l'interrompt pour lui donner son avis et parfois pour argumenter.  Elle se révèle une très bonne auditrice et lui apporte des détails inattendus.    D'abord surprise par l'un des inspecteur qui est une « inspectrice », avec des caractéristiques qui lui ressemble, elle se prend au jeu assez rapidement.  Douée d'un esprit rationnel et logique, elle complète parfaitement le regard observateur et curieux du jeune écrivain.
S'entame alors entre eux une coutume de faire une lecture ensemble des écrits de Jérémy à chaque soir.  Elle insiste pour ne pas en manquer une seule occasion et elle le boude lorsqu'il n'a pas réussis à terminer un chapitre, et qu'elle juge qu'il a pris du retard.  Elle devient un catalyseur pour l'écrivain, une motivation supplémentaire.
—Tu es pire que mes éditeurs ! s'exclame un soir Jérémy.   Un vrai bourreau !
Avec un sourire en coin, elle  l'abandonne à son nouveau chapitre, lui pique un livre dans sa bibliothèque, en lectrice avide de connaître des aventures imaginaires.  Paradoxalement, ses préférées demeurent les enquêtes policières de Jérémy.  L'observant, concentrée sur le petit roman, il réalise ainsi que, grâce à celles-ci, elle semble exorciser ses propres fantômes, ses propres hantises.

Meurtre, sang, arme du crime, procès, enterrement, deuil... 
Les mots, sortis tout droit de l'univers d'écrivain de Jérémy retrouvent leur sens propre, sans douleur personnelle.  Elle apprend à les apprivoiser.  Car chaque mot raconte maintenant une histoire différente à la sienne.  En y prenant intérêt, elle apporte à ces histoires son raisonnement réaliste mais aussi un partage de compassion.  En tentant de résoudre les énigmes, en arrivant à dénouer l'écheveau de mystères avant la fin, elle constate qu'elle voit plus clair dans sa propre histoire.
Mais surtout,  les mots s'allègent, diminuant leur dose de souffrance dans sa tête et sa poitrine. 
Qui a dit que les livres ne servaient qu'à aligner des mots les uns après les autres ?
Jérémy considère soudain son goût pour l'écriture sous un tout nouvel angle. 

Peu importe la célébrité.  Je ne m'arrêterai jamais d'écrire.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant