Chap 42 : Trajet

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Les jours passent et le trajet emprunté par Louann est comme les rues de Montréal, crevassées par les gels et les dégels successifs de la longue période hivernale.  Jérémy l'accompagne à ses rendez-vous chez la psychologue deux fois par semaine.  Il veille à ce qu'elle soit à l'heure et que son rythme de sommeil et de repas soit plus stable et régulier.  Car le verdict médical est tombé : sous-alimentation, carence en fer et vitamines, risque d'épuisement et de débalancement physiologique.  Ce n'est pas des troubles alimentaires mais un désintéressement à s'alimenter. 

Le jeune homme se fait le gardien de l'horaire et des repas.  Au début, Louann se rebiffe et maugrée contre lui, lui claquant carrément la porte ou le téléphone au nez.  Elle cesse même de l'appeler durant trois jours.  En rentrant des cours un mardi - soir de rendez-vous avec la psy – elle trouve sur la table de la salle à manger un petit bouquet de fleurs blanches semblable aux fleur de pommiers.  Prenant place face à son père qui lui tend son assiette, elle ne dit mot mais ne peux quitter le pot de fleurs de yeux. 

— Il s'inquiète pour toi, tu sais Lou ?

— Il est venu ici ?

— Non, au bureau.  Il m'a laissé ces fleurs.  Pour toi...   Mes collègues ont cru à une admiratrice secrète en me voyant sortir avec ce bouquet.

Il sourit et elle se moque de lui gentiment.  Le repas se déroule plus calmement.  Elle constate que son père est de mieux en mieux.  Il a commencé à sortir le soir, mais pas dans les bars.  Plutôt dans un club de badminton.  Elle soupçonne qu'une belle demoiselle aux plumes blondes l'intéresse davantage que le sport de raquette.  Elle est heureuse de le voir émerger et prendre goût à la vie de nouveau.  Il lui confie qu'il joue au badminton encore ce soir...  Cela la fait sourire discrètement.

Le repas se termine, Julien ramasse la table en lui disant simplement :

— C'est l'heure ma Loulou.  Ne soit pas en retard et ne le laisse pas tomber. 

Elle reste un instant les yeux sur les fleurs : elle réalise bien que Jérémy est là pour l'aider et l'accompagner.  Elle se sent honteuse d'avoir réagit si injustement envers lui. 

Elle se lève, enfile un veston de cuir et prend le bus pour la clinique.

Les yeux perdus dans les rues qui défilent par la fenêtre, elle tente de faire le point sur le chemin qu'elle doit suivre, celui sur lequel Jérémy l'a accompagné et tente de la diriger.

C'est si difficile de passer par cette route, de ressasser les souvenirs, d'accepter de se confier, de revoir les sentiers tordus de son esprit et de ses sentiments.  De les redresser à coups de confidences et d'introspections.  Il faut accepter de revenir dans la vie normale, de reprendre un rythme humain et de ne plus se laisser aller à s'oublier, à ignorer les besoins de ce corps qui nous accroche dans la réalité.   Refuser de retomber dans les nues brumeuses du déni, de l'oubli...

Accepter de dire, de placer les mots, d'en pleurer, d'en souffrir.   Le but ultime étant de reprendre pied dans la réalité, de se rebâtir, autant physiquement, sentimentalement que psychologiquement.  

Mettre en sourdine tous les « pourquoi » et apprendre à formuler des plans d'avenir où celle qui nous a quitté ne sera plus là.  Plus jamais. 

Une heure et demie plus tard, alors que le soleil se couche derrière les buildings, elle ressort de sa scéance complètement vidée.  Soulagée cependant que ce rendez-vous soit terminé.   Incertaine si elle se sent mieux ou non.  Angoissée déjà par la prochaine rencontre à venir dans sept jours.  Inquiète d'avoir à terminer cette soirée seule avec ses pensées.

Comme elle pousse la porte pour sortir, elle pose les yeux sur la banc publique où elle reconnaît la silhouette qui l'attend dans la lumière orangée.  Sa voiture est stationnée juste à côté.

Il est venu pour moi.

Un poids s'enlève de ses épaules.

Elle se dirige vers lui.  Il relève son regard vers elle, les yeux bleus incertains de sa réaction.  Lorsque Jérémy voit le fin sourire qui flotte sur les lèvres de Louann, il sent son inquiétude s'envoler.  Il est donc à sa place, là, maintenant.

Pour toi, je suis venu pour toi. 

Il lui tend un café.  Elle le prend et s'assoit près de lui.

Café-vanillé, l'informent ses narines. 

Réconfort, douceur et présence.

Elle se penche vers la joue où pointe une mince barbe blonde et y dépose un furtif baiser.

S'installant plus confortablement près d'elle, il enveloppe ses épaules de son bras, tout en portant son propre café à sa bouche.

Je suis là.  Je reste malgré tout.  Malgré toi.

Elle pose sa tête sur le bras du jeune homme avec un soupir d'apaisement .

Merci d'être là malgré tout.  Malgré moi.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant