Chap 12 : Solitaire

5.5K 542 23
                                    

Dimanche matin.
Il s'extirpe du lit en poussant un soupir.  Les dimanches, il n'aime pas cela.  Dans sa tête, c'est un jour pour les sorties ou les réunions de famille.  Pour lui, c'est un jour cru, vide, seul.

Les yeux perdus devant la fenêtre de sa cuisine, il pense à sa famille.  Voilà longtemps qu'il a tracé un trait sur elle.  Cette rentrée scolaire lui rappelle un autre automne.  Celui qui a marqué un tournant dans sa relation avec ses parents.

Déçu par un père aussi riche qu'absent et une mère aussi froide qu'hyper jetset, le trajet de son enfance est passé par des pensionnats dans des collèges privés et de luxueuses maisons d'été, entouré par des adultes prévoyants mais grassement payés pour assurer son bien-être.

Durant l'année scolaire, il demeurait esseulé les weekends dans le dortoir.  Tous ses camarades partaient en famille, montant le vendredi dans l'une des grosses voitures noires qui s'alignaient devant la façade de l'édifice principal.   Et tous les dimanches, il subissait leur retour.   C'était le supplice de l'écoute de récits enthousiastes d'escapades rocambolesques en montagnes, en voilier, en yacht luxueux ou encore des réceptions, des concours d'équitation ou de tout plein d'autres activités auxquelles il n'était pas convié.  D'une moue désabusée, il cachait sa déception derrière des récits de voyages durant les vacances estivales qu'il comblait à sa guise grâce à son imagination débordante et à ses lectures assidues et variées.  Ces récits, il les peaufinait durant toute l'année scolaire, dans des cahiers spiralés qu'il camouflait sous son matelas.   Il y cachait aussi les cartes postales envoyées par ses parents durant leurs pérégrinations mondiales, à sa demande vierge de tout texte.  Ils pouvaient alors à loisir y écrire ce qu'il voulait afin de prouver ses dires auprès de ses camarades envieux de sa chance.

La seule personne qui, un jour, a découvert son stratagème, fut un professeur de français en deuxième année de son secondaire.  Au lieu de conserver les textes confisqués lors d'une période d'études obligatoires, il s'est assis avec lui et lui a donné des conseils sur le style et le fond des textes narratifs.  Débuta alors une complicité qui apporta au jeune adolescent un peu de baume sur sa solitude.   Il en développa la piqûre de l'écriture et de la prose.

Cette émancipation a marqué le début d'une distanciation par rapport à ses parents et la prise de conscience de ses propres capacités et de sa volonté de ne pas suivre les volontés paternelles au-delà du cegep.  Abandonnant après la première session sa formation en gestion des affaires, il a opté, au grand dam de son père, de s'investir dans une technique en journalisme.  Ce fut le glas des relations avec sa famille et la porte close sur l'octroi de ressources financières.  Un automne marquant et décisif.

Il s'était mis de lui-même à la porte de sa richissime famille.  L'empire familial reviendrait tout naturellement au premier-né, son frère de six ans son aîné.   Ce-dernier ayant pris grand soin de calquer son trajet de vie selon les volontés du patriarche.  Grand bien lui fasse.  Leur mère lui avait trouvé dernièrement une déesse de perfection pour faire le mariage qui défrayait la rubrique sociale des revues de modes et d'affaires.  Tous mes meilleurs vœux... à vous tous !

Il en est là de ses réflexions alors que, dans sa petite cuisine, d'un geste mécanique, il fait partir la cafetière.   En attendant que le liquide filtre, il s'assoit sur le comptoir et s'empare d'une boîte de céréales.  Il y mange un à un les flocons, directement de la boîte : personne pour lui faire des remarques sur sa conduite et ses mauvaises manières indignes de son rang.

Il pense à elle.

Dans sa tête, il imagine cent fois son entrée dans le bar vendredi soir.  Il revoit ses mains glacées sur la tasse de café.  Ses yeux qui le regardent.  Ce regard doré qui l'aperçoit enfin.   Il se rejoue la scène où elle part sans se retourner, ses longs cheveux bruns poussés par le vent.  Mais il se rappelle à chaque fois qu'elle a accepté de le revoir.

Que fait-elle de sa fin de semaine ?   Que fait-elle maintenant ?
Il revoit ses yeux.
Il espère qu'elle se porte bien.

Des yeux dorés.

Un dimanche où il se sent un peu moins seul.
Elle a accepté de me revoir.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant