Chap 38 : Détermination

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En ce petit matin de la mi-mai, comme il le fait assez souvent, il est venu la chercher avec sa voiture pour la conduire à l'Université.

Elle entre et prend place sur le siège passager avec un petit «B'jour» et un mince sourire.

Alors que la voiture se glisse dans la circulation habituelle, avançant à pas d'escargot, elle referme la fenêtre de sa portière qui laissait entrer l'air tiède de ce petit jour de printemps ensolleillé.

Jérémy lui lance un œil en biais.  Elle a des cernes sous les yeux et ses mains gisent, inertes sur ses genoux.  Elle porte des vêtements qui camouflent sa silhouette : jeans délavé et gilet trop large sous une veste chaude et emmitouflante.  Sur sa tête, un bonnet de feutre pend de côté.  À ses pieds, son sac à dos semble bien mince pour contenir fournitures scolaires et de quoi se substanter pour la journée – car Louann déteste les nourritures de cafétéria et apporte généralement un goûter.

— Grosse journée en vue ?  demande-t-il sur un ton joyeux en pointant le sac de son index.

— Rien de bien grave, répond sa voix neutre.  Une période de travaux pratiques en expression visuelle dont j'ai déjà complété le mandat et en après-midi, un autre partie pour rédiger l'essai sur la littérature européenne.  Mais je n'ai pas mon ordinateur avec moi, je finirai ce soir.

— Ah bon.

La voiture approche d'un feu rouge, prête à tourner à droite, vers le nord de la ville,  afin de rejoindre le Boulevard Métropolitain qui traverse Montréal et les mènerait plus rapidement vers l'est, vers l'Université. 

Jérémy secoue la tête avec un soupir, et change brusquement pour la voie de gauche, sous les klaxons des voitures, pour prendre vers le sud et ensuite, avec des manœuvres téméraires, il réalise un demi-tour pour revenir sur leur pas.

— Que fais-tu ?

— Bon ça suffit !  Pas de cours ni de boulot aujourd'hui !

— Quoi ?  On va où alors ?

La voix de Louann a un semblant de regain, mi-reproche, mi-polie.  Mais le ton demeure monocorde et dénué de relief.  Une faible curiosité peut-être. 

— Une journée dans le sud devrait te faire du bien.

Un éclair de surprise !  Le sud : la mer, les palmiers, les vacances au soleil des Antilles...  Jérémy observe dans ses yeux l'élan d'envie pour les berges de vacances hivernales préférées des Québécois.  Mais, en voyant qu'il s'apprête à prendre la direction du Pont Jacques-Cartier qui enjambe le Fleuve vers la rive sud, elle le regarde en poussant un soupir...

— Oui, ce sud-là, concède Jérémy en souriant.  On manque de temps pour prendre de plus longues vacances et tous les vols annonçaient complet quand j'ai vérifiés !  Mais je crois, qu'un peu de grand air et des espaces largement ouverts nous ferons le plus grand bien.

— Tu veux m'amener où ?

 — À un endroit où tes yeux verront de la verdure et des couleurs autre que celles du bitume et du ciment et où tes horizons s'élargiront au delà des allées de gratte-ciel de la ville.

— Et mon père ? Je devais le rejoindre pour le dîner.

Son père...  Il  hésite un moment.  Il se dit cependant qu'il va mieux à chaque fois qu'il le rencontre ou lui parle au téléphone.  Il est assidu au travail et respecte scrupuleusement toutes les réunions des Alcooliques Anonymes ainsi que les rendez-vous nécessaires à sa remise en forme psychologique et physique.  Jérémy sait que, pour Louann, le bien-être de son père est la seule chose qui semble encore la toucher.   Mais, cette fois-ci, son excuse ne prend pas.

 — Il est sobre depuis cinq mois, il peut passer une journée tout seul, décide-t-il.  Mais...

Ils sont en attente aux feux rouges à l'embranchement qui accède au pont.   Jérémy prend son cellulaire et, rapidement, texte un message à Julien.

— Voilà ! Il est prévenu que tu passes la journée avec moi et que nous reviendrons plus tard.

Un timbre annonce l'entrée d'un texto.  Jérémy jette un œil rapide à l'écran, puis reprend le volant alors que le feu tourne au vert :

— Et il est bien heureux pour nous et nous souhaite une bonne journée !

Un petit sourire flotte sur les lèvres du jeune homme.   Tout de même.  C'est inattendu.  Lui-même ne s'attendait pas du tout à prendre cette décision.  Mais à la vue du visage sombre et triste de son amie, l'idée s'est imposée d'elle-même.  Il veut réagir.

— Ai-je un mot à dire, Monsieur Jelmy ?

— Regardez, Mlle St-Clair, nous sommes en route...  Nous allons changer un peu d'air et cela nous fera du bien, faites-moi confiance.

Elle le regarde en tentant un regard noir mais ne rencontre que le profil souriant de Jérémy.

La grande main enveloppe un instant ses doigts d'un geste réconfortant.

«Fais-moi confiance»

Elle se réfugie dans un cocon de silence et d'apathie, les yeux sur le paysage qui défile.  Croisant ses bras, elle retire sa main et affiche un air lointain, inaccessible.

Jérémy préférerait presque se sentir agacé par son attitude mais, au contraire, les seuls sentiments qui l'habitent sont de la tristesse et de la désolation.  Mais aussi une détermination.

Louann, je ne peux pas te laisser continuer ainsi...

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant