Chap 17 : Étincelle

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Il la conduit à un petit resto pas très loin, à cinq minutes de marche de la prochaine station de métro.  L'après-midi gris et pluvieux se cadre derrière la fenêtre auprès de laquelle ils s'installent. La salle est tranquille, l'heure du dîner est passée et celle du souper n'est pas encore commencée.
Il attrape la carte du menu.

— Alors, qu'est-ce qui te tente ?
Elle le regarde et, à sa propre surprise, la réponse est :
— Un café.
Il vient pour répliquer que ce n'est pas de la nourriture mais, devant son expression, il se retient.
— Un café, vraiment ?
— Un café comme la dernière fois, précise-t-elle.
Est-ce une lueur d'espoir qu'il détecte dans ses yeux ?  Malgré qu'il ne comprenne pas vraiment pourquoi, il apprécie l'idée qu'elle se souvienne du café de la dernière fois.
— À la vanille ? demande-t-il en soulevant ses sourcils dorés.
Elle hoche la tête.
Oui.  Vanille.  La chaleur, la sécurité.  La vie.
Il sourit.
— Entendu !
Le serveur vient les voir.  Les yeux de la jeune femme se perdent dans la contemplation du paysage par la fenêtre, dans la rue froide et relativement vide.  Elle n'entend pas l'échange entre l'employé et son compagnon.  Lorsque ses yeux reviennent vers le restaurant, l'atmosphère y est chaleureuse et contraste agréablement avec la fraîcheur de l'extérieur.   L'ambiance est assez calme : quatre étudiants qui discutent de sports et de projet de session, un homme d'un certain âge qui lit son journal, un jeune couple qui termine son repas en discutant d'un séjour futur en montagne.  Tout ceci forme un discret bruit de fond, rassurant et accueillant.  Elle réalise qu'elle se sent bien.

Lorsqu'elle se retrouve avec les mains qui encerclent sa tasse de café parfumé, la porcelaine qui diffuse sa douce chaleur dans ses paumes : c'est encore mieux.   Elle sait déjà qu'elle ne boira plus jamais son café autrement.  Son corps se met au diapason des vapeurs parfumées qui enveloppent ses narines.
Et surtout, il est là : attentif, calme, gentil.   Il l'observe d'un regard posé, mais lui aussi semble savourer les lieux paisibles.   Elle le remercie intérieurement de ne pas lui poser pas de question. Sûrement que cela viendra plus tard, elle s'en doute.   Mais elle avisera en temps et lieux.   Pour l'instant, elle profite de cette compagnie bienveillante et de ce bien-être inespéré.

Pendant qu'ils boivent leurs cafés en silence, il la regarde et continue de lui trouver un air attachant et des traits uniques.  Il ne se lasse pas de regarder son visage, ses cheveux, ses gestes.  Ce pli au coin de sa bouche lorsqu'elle plisse les lèvres, il aimerait en savoir le sens, les pensées secrètes.  Et ce geste de replacer cette mèche de cheveux derrière son oreille alors qu'elle semble en rêvasserie devant les volutes de son café...   Il détourne à plusieurs reprises son regard, de peur de l'indisposer.   Le silence le rend un peu fébrile, habitué qu'il est des discussions animées et nerveuses, mais elle a l'air de le supporter parfaitement ; ou alors elle est tellement perdue dans ses pensées qu'elle ne le remarque même pas.   Il se convainc finalement de profiter lui aussi de ce temps de repos et de quiétude qui plane autour d'eux.

L'arrivée du serveur ramène les beaux yeux dorés au présent.   Elle soulève les sourcils de surprise devant le nombre d'assiettes, de plats et de coupes qu'il pose devant eux.
— Je ne savais pas trop ce que tu voulais alors... s'excuse-t-il avec un sourire gêné devant l'avalanche de nourriture.
C'est souvent sa façon de faire : spontanée et souvent démesurée.
— As-tu commandé tout ce qu'il y avait sur la carte ?
Elle n'en revient pas.
Il se passe la main dans ses cheveux blonds qui partent en boucles autour de son front.   Il a peut-être un peu trop exagéré cette fois.
— Euh... Non, pas vraiment... Seulement quelques entrées, et tout le... reste...

Dans la poitrine de la jeune femme, un frémissement naît, comme un oiseau qui ouvre ses ailes pour la première fois.  Un battement discret.  Elle ne reconnaît pas la sensation car voilà longtemps qu'elle l'a déserté...
Elle a envie de rire.
— Monsieur Jelmy, vous deviez me faire manger.  Ce sera une réussite !
— Mon prénom c'est Jérémy, murmure-t-il heureux qu'elle ait retenue son nom.
— Jérémy...
Il sent que son cœur rate un battement à cette voix qui prononce son nom.   Les lieux et le temps s'effacent.
— Louann...
— Oui ?
Il se racle la gorge :
— Tu as faim ?
— Oui.
— Alors... Bon appétit !

Ils mangent en partageant ce qu'il y a sur la table.  Sans trop insister, il remarque et note ce qu'elle ingère.  Entre l'entrée de salades, les nachos et crudités, la soupe crémeuse et le plat principal de hamburgers et frites maison : elle picore, mais il lui semble que les portions qu'elle prend sont tout à fait raisonnables.   Le repas est silencieux, ponctués de petites phrases anodines sur la nourriture et de petits sourires en coin.   Cependant, il se révèle fort agréable et au fur et à mesure qu'elle mange, il se détend davantage.   Doucement, l'hypothèse d'anorexie s'estompe pour de bon dans son cerveau.  Le compte est bon lorsqu'elle trempe sa cuillère d'un air gourmand dans le brownie.

— Tu ne manges pas la coupe glacée ? s'enquiert-il.
Il a juste envie de l'entendre parler.
— Non. Je crois que j'ai assez mangé, répond-elle en abandonnant le brownie entamé.
— Il y a des fraises dedans...
Le regard qu'il lui lance est éloquent : personne ne doit refuser une coupe glacée aux fraises.
Elle fait glisser la coupe vers lui.
— Prends-la...
Il fait semblant d'hésiter.  Elle voit son attrait.
— J'aime les coupes glacées mais le brownie est gagnant, assure-t-elle.   Prends-la, s'il te plaît.

Sa voix.
Ses yeux.
Il est subjugué.  Son cœur fait un double battement.  A-t-elle seulement conscience qu'elle pourrait lui faire accepter n'importe quoi ?
Ses yeux.
Sa voix.

Il prend le dessert, un sourire radieux sur son visage.  Elle ne dit mot mais il voit une étincelle fugace dans ses yeux : de l'espièglerie.   Il y voit aussi toute la beauté de l'âme qui se cache derrière la douleur de ses prunelles.  Il est bouche-bée, la cuillère suspendue au-dessus de la coupe.   Mais l'instant d'après les beaux yeux retrouvent leur aspect plus plat et morne.

Enfournant une cuillerée de glace, il se promet de tout faire pour faire naître de nouveau cette étincelle.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant