Chap 22 : Viens...

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Arrivé en retard d'un quart d'heure ce matin, il est entré directement en cours, souhaitant la retrouver assise à sa place habituelle.  Mais elle n'y est pas et son absence l'inquiète.  Ce n'est pas dans ses habitudes.

Il se répète qu'elle a dû rater son métro ou que son réveil n'a pas sonné.    Il cherche ainsi tout un tas d'excuses rationnelles et rassurantes.  Cependant le poing qui lui enserre l'estomac sans pitié refuse de cesser sa torture.  Et une petite voix lui murmure derrière la tête que, malgré toute sa bonne volonté... quelque chose ne tourne pas rond.

Après près de quarante-cinq minutes de cours, il n'y tient plus, ramasse ses livres et son sac, et se dirige discrètement vers la sortie de l'amphithéâtre.  Le discours du professeur s'éteint derrière lui alors que la lourde porte de bois tourne sans bruit sur ses gonds et se referme en un cliquetis discret.

Tout en enfournant ses livres dans son sac, il se dirige vers le hall d'entrée du Pavillon principal, cherchant en vain la silhouette de Louann.

Il ne lui a pas demandé son numéro de téléphone.  Cependant, un tour à l'infirmerie et il réussirait certainement à soutirer l'information au préposé de la veille.  Mais il hésite à effectuer cette démarche.  Est-ce qu'un repas partagé et deux cafés l'autorisent vraiment à exiger cette information ?

Lorsqu'il atteint l'entrée principale, encombrée par une foule d'étudiants qui sortent d'une salle de classe pour leur pause, il se fige et scrute les lieux.  Une silhouette, adossée sur une des deux colonnes qui encadrent le large escalier de marbre, capte son regard.

Un soupir lourd d'inquiétude s'envole de son être.  Sans même réfléchir il se dirige vers elle.

—Salut !

L'ombre d'un mince sourire passe sur les traits tirés.    Elle ne porte pas ses lunettes et il voit son beau regard souligné de cernes gris.  Lorsqu'elle relève le menton vers lui, il a l'impression qu'elle ne s'accote pas seulement sur la colonne blanche : c'est la colonne qui la soutient.

—Salut.

Sa peau est diaphane et blanche comme de la soie brute . Ses traits sont brouillés comme un tableau à demi effacé.

—Ça va ? demande-t-il en penchant la tête vers elle.

Elle vient pour donner la réponse socialement habituelle : Oui, merci.  C'est ce que l'on dit. Automatisme.  Mais elle croise son regard : bleu d'inquiétude et de sincérité.    Elle ne peut lui mentir.  Il n'use pas de cette question comme d'une formule de politesse, il veut vraiment savoir comment elle va.

Elle ne va pas bien... C'est un euphémisme : elle va mal.

Mais voilà, cette vérité est trop difficile à avouer.   La dire à haute voix la casserait.   Elle s'effondrerait sous le poids de cette réalité enfin avouée.   Son visage se réfugie entre les rideaux de mèches de cheveux qui s'échappent sur ses épaules.

Une main chaleureuse se pose sur son bras.   Elle relève les yeux.   Il la regarde avec tant d'empathie, de douceur, qu'elle sent une boule se former dans sa gorge.

À cet instant, un reflet de lumière solaire passe par les vitraux du hall et forme un carré de lumière qui encadre le jeune homme. Une douce lumière, fraîche et miroitante qui fait reluire les boucles blondes et le regard clair.  Cette lumière...

Elle devrait se détourner, s'en éloigner, suivre le mouvement des gens qui passent près d'eux pour aller en cours.   Les accompagner dans cette normalité.  Se dégager de ce contact nouveau, avant de ne plus pouvoir.  Fuir.  Éviter cette lumière qui l'attire et lui fait peur.

Mais elle demeure figée.

Sur son visage, il détecte le dilemme qui se déroule en elle.   Elle veut s'échapper, il le voit.

Doucement, il détache sa main de son bras.  Puis il la tend vers elle, sans insister, la paume vers le ciel.

—Viens avec moi...

Une proposition.

         Une invitation.

                Une supplication.

Patient, il n'ajoute rien d'autre et attends qu'elle décide.   Il lui offre une alternative.  Ne pas se sauver ou fuir.  Il l'invite dans un refuge autre que celui de se cloîtrer en elle-même.   Il lui propose de se sauver avec elle.

Ou de la sauver, elle.

Il reste silencieux, immobile et patient.  Juste comme ça, pour cela, elle prend le risque.

Sa petite main s'envole et se pose sur la main offerte.   Il ne la sent presque pas, c'est un effleurement aussi doux qu'un oiseau apeuré.  Fragile et intemporelle.

Le contact de leurs mains provoque en eux un frisson mutuel.  Les yeux, en miroir, échangent l'étonnement commun.

Ils demeurent immobiles dans le mouvement de la pièce.   Le monde s'agite autour d'eux, les portes s'ouvrent et engouffrent les flots d'étudiants, puis se referment.

Et soudain le hall est désert.   L'écho des pas s'éteint.

Entrouvrant ses lèvres elle semble prendre la première vraie inspiration de la journée, lente et prudente.  Ses doigts s'appuient plus fortement dans la main de l'homme.   D'un mouvement discret elle acquiesce de la tête et des yeux.

Alors seulement, il ose refermer sa main et l'entraîne avec lui.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant