Chap 21 : Brouillard

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La nuit est tombée.  Depuis de longues minutes, elle est immobile, assise sur son lit. 

Elle a laissé ses rideaux entièrement ouverts sur le ciel qui s'est enfin dégagé.  Par la fenêtre entrent les rayons lunaires qui éclairent la nuit automnale de sa lumière opalescente.  Juste au bout de ses orteils se dessine ainsi sur l'édredon un carré de lumière qu'elle n'ose envahir.  Elle reste prostrée, les genoux relevés, encadrés de ses bras sur lesquels elle appuie son menton.  Les yeux sur la douce clarté de l'astre, cachée dans le noir, elle tente de calmer l'agitation de son esprit. 

Après avoir aidé son père à se relever et à s'extirper du sous-sol, elle l'a soutenu jusqu'à son lit, enlevé ses vêtements souillés, épongé le visage et le torse puis elle lui a administré un cachet.  Il s'est laissé faire tout le long, sans reprendre vraiment conscience des événements, ni de sa présence.  Quelques grommellements sourds ont accompagné les manœuvres, mais elle se demande même s'il a vraiment eu conscience de ses efforts, avant qu'il ne tombe dans une bienheureuse inconscience, une fois la tête posée sur son oreiller.  

Une fois son père assoupi dans la pénombre de sa chambre, elle a rapidement fait le ménage du sous-sol, rassemblant les débris de vitres et les guenilles gorgées de vin dans des sacs de poubelles doubles.  Avec détermination, elle a porté les trois sacs lourds et carillonnants jusqu'aux premières poubelles communes, derrière un commerce voisin.  La nuit l'a camouflée aux regards indiscrets mais elle a craint que l'un des proches voisins ne la reconnaisse, elle qui tente de conserver un semblant de vie normale aux yeux de ce nouvel entourage. 

Finalement, elle a pris une longue et chaude douche pour réussir à faire partir l'odeur capiteuse du vin.  Entourée d'un nuage parfumé de vapeur, lorsqu'elle est sortie de la salle de bain, elle était libérée du souvenir olfactif de cette fin de soirée de cauchemar mais le trou dans sa poitrine ne s'était pas comblé pour autant.  Béant. 

Assise sur son édredon, à l'écart de la lumière lunaire et accueillante où elle voudrait bien se laisser baigner toute entière, elle reste dans le noir.  Elle se sent seule, vide, invisible, indésirable.   Elle ne ressent pas avec justesse ses émotions : tristesse, solitude, découragement, lassitude, douleur... Tout est brouillé. 

Brouillé de peine, d'ennui, d'accablement, de larmes.

Recroquevillée sur elle-même, elle se berce inconsciemment.  Dans ses mains crispées, elle tient serré la bague aux reflets dorés comme un espoir vain de sauvetage, n'osant plus la porter à son doigt. 

Les phrases de son père tourbillonnent : « Je suis là moi.  Je suis là pour toi. »

C'est tout ce qu'elle voudrait.

Elle ne lui demande rien d'autre : pas d'être plus fort ou plus solide.  Non, seulement de ne pas sombrer.  De rester à flots.  Elle est consciente de la normalité de son affliction.  Quelqu'un lui manque, une partie de lui-même, un morceau important de sa vie.  Elle le comprend car elle aussi, une part d'elle-même est partie. 

Elle voudrait juste qu'il soit près d'elle, qu'il la regarde elle, sans voir de mirage ou de faux semblant.  Elle aurait alors l'impression d'être vivante, d'être encore elle-même.  Car elle vient à en douter parfois.

«  Je suis là.  Je suis là pour toi. »

Mais personne n'est là.

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