Chap 14 : Azur

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Elle se lève tard car elle n'a trouvé le sommeil qu'aux premiers rayons de soleil.  Tout lui paraît lourd, embourbé.

Elle n'a pu fermer les yeux qu'au moment où elle a su son père de retour.  Ce n'est qu'au son de la porte d'entrée qui se referme que ses angoisses ont cessé de la torturer.   De l'oreille, elle a suivi les actions de son père dans la maison, qui a ensuite retrouvé le silence de la nuit.  Elle a cessé d'avoir peur et permis à l'engourdissement de l'envahir.  Mais le sommeil l'a boudé bien longtemps.

Son père se faufile souvent le soir, quand il la croit endormi.  Elle n'aime pas savoir qu'il traîne dans les bars ou tavernes.  Elle a peur.  Alors elle veille.
Elle arrive parfois à le retenir mais souvent, surtout s'il a déjà bu à la maison, elle sait que c'est peine perdue.  Mais pour les fois où il l'écoute, elle endure toutes les autres fois.  Elle doit persévérer, tenir bon.  Quelqu'un doit le faire.

Mais cette fois, son père a quitté le domicile tôt le dimanche matin et n'a pas donné de nouvelles.  Elle est ainsi restée dans l'expectative et tétanisée par des pensées macabres durant les longues heures d'attentes, les yeux fixés sur les ombres qui s'allongeaient dans sa maison. 
Tenir la barre, vers un but.   Lequel ?  Elle l'ignore.  Celui d'une normalité à atteindre.  Si son père dérive, elle gardera le cap pour qu'il puisse la rejoindre.   Suivre son sillage.  Elle accepte ce rôle.
Conserver ce qui reste de sa famille.  Se battre pour les sauver.   Même si le combat est rude et épuisant pour ses jeunes épaules.  Elle doit tenir.

Ce lundi matin, chaque pas est si lourd et pénible.  Elle se sent désincarnée, comme étrangère à son propre corps.  Ses pensées disloquées sont à l'image de la journée d'hier qui l'a achevée.
Mécaniquement, elle se douche et s'habille.  Elle va ensuite vérifier si son père dort.  S'il respire...
Elle scrute la silhouette endormie.   Les draps sont en pagaille autour du corps paternel, le visage serein dans un sommeil comateux.  Elle le recouvre à nouveau du drap de coton.  Elle voit le tissu qui accompagne le mouvement rassurant du soufflet de sa vie.  Il a l'air paisible.  Elle ne le réveille pas.  Au moins, quand il dort, il n'est pas en danger.  Elle a moins peur.   Il dormira une bonne partie de la journée.

D'un geste habitué, elle prend son cellulaire et texte un court message au patron de son père. Elle sait qu'il est conciliant envers lui.  Son poste de comptable d'expérience lui permet de prendre des congés prolongés ou impromptu.  C'est un peu cela en ce moment... Un congé inattendu.   Comme bien d'autre.

L'envie lui prend de s'étendre près de lui, dans le grand lit.  De poser sa tête sur l'oreiller parfumée et de plonger dans un oubli bienvenu.   Elle se sent épuisée, elle dort souvent peu et mal... ou pas du tout.
Quelques minutes : un repos, un oubli.
Elle détourne la tête et sort de la chambre paternelle.  Elle tient à conserver un rythme de vie le plus normal possible.  En ce moment, c'est l'Université qui représente la normalité.  Elle a laissé tomber son emploi à temps partiel dans la parfumerie pour être plus souvent à la maison.  Mais ses cours, c'est un pied dans la réalité à laquelle elle s'accroche.
Elle prend ses livres et quitte la maison.

Le parcours en métro lui semble étourdissant et agressant, malgré le fait qu'elle se retrouve en dehors des heures de grande affluence.  Quand elle débouche enfin de la station Université de Montréal, le trajet souterrain sur le tapis roulant, qui gravit la montagne et l'amène au pied du pavillon principal, lui semble une atteinte à son équilibre physique.  D'une main désespérée, elle se tient à la main courante qui progresse au même rythme que le tapis sous ses pieds, bloquant ses livres contre elle de l'autre.

Lorsqu'enfin elle débouche à l'air libre, la lumière grise et le vent agressent ses yeux fatigués. Les fortes bourrasques semblent vouloir la repousser vers le bas de la montagne.  Elle marche d'un pas mécanique, un malaise de plus en plus grand oppressant sa poitrine.  Elle doute de parvenir à l'entrée principale.

Ses yeux se portent vers l'avant.  Elle le voit. 

 Il la regarde.

En un flash, des sensations, des odeurs, des images : café, regard attentif, goût de vanille, sourire, chaleur, des yeux de ciel, des cheveux blonds en pagaille...  Elle s'accroche au regard du jeune homme devant elle.  Rien d'autre ne compte.  Il se lève, elle tangue. Tout se met à bouger autour d'elle, les bruits et la lumière s'atténuent, comme dans un écrin de ouate...

Elle se sent tomber.

La dernière chose qu'elle voit, ce sont ses yeux : un horizon azuré.

Ses livres s'éparpillent autour d'elle comme des oiseaux apeurés.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant