Chap 19 : Rouge

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Odeur avinée.
Ce n'est pas du sang.
C'est du vin.

Rouge de vin.

Elle voit enfin toutes les bouteilles éparpillées et brisées autour de lui.  Certaines ont laissé échapper une partie de leur contenu sur le tapis d'un gris dépassé.
Une voix pâteuse et indistincte la surprend :
—Je suis dé.. désolée chérie.  J'aurais dû...
Il semble à bout de souffle, s'étouffe dans des sanglots muets.   Son visage est crispé et congestionné.  Sa chemise humide de transpiration et tachée de vin.

Rouge de perdition.

Elle se force à sourire pour ne pas désorienter davantage son père mais ses yeux chiasseux et sa bouche humide aux lèvres rougies lui font pitié.

Rouge de honte.

Elle pose ses doigts sur la joue rugueuse et poisseuse et tente de trouver un calme intérieur pour l'épauler dans ce moment de détresse.  Elle prononce les premiers mots qui lui viennent à l'esprit :
—Ça va aller Papa.  Je suis là.  Ne t'en fais pas.   On va s'en sortir.

Des mots apaisants.
Je suis là.
Pour l'apaiser lui.  
Ça va aller. 
Pour l'apaiser elle. 
On va s'en sortir.

Une litanie qu'elle répète pendant environ dix bonnes minutes en lui flattant la joue et le front, alors que les yeux de l'homme sont perdus dans un imaginaire que seul lui peut percevoir.
Graduellement, elle sent que son rythme respiratoire s'apaise. Ses yeux se ferment un instant pour se rouvrir.  Ces yeux sont injectés de sang.

Rouge de douleur.

Il la regarde, étonné :
—Tu es là ?
Un sourire béat.   Le premier depuis des mois.

Cette attitude et sa question la désarçonnent.   Ne le sait-il pas qu'elle était là, qu'elle est là et qu'elle le sera toujours ?   Qu'elle fait tout pour les garder dans un semblant de normalité, pour le garder à flots ?   Tous les matins, elle entame sa route de la journée pour lui montrer le chemin alors qu'elle voudrait seulement se coucher, s'endormir et oublier ?

Elle tente de faire de son mieux...  Elle fait souvent un peu de travers...  Elle ne sait quoi faire d'autre.
Mais elle est là.
—Oui, je suis là, le rassure-t-elle.  Toujours.
Il ferme les yeux.  Un autre sourire naît sur ses lèvres.
—Toujours, répète-t-il dans un souffle.
Elle s'assoit près de lui et ferme les yeux pour reprendre ses esprits, la main de son père entre les siennes.   Un flot d'images l'assaillent.

Déjà six mois... une éternité... un soupir... le temps d'un cri.

... d'un long sanglot.

Clair-ObscurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant