Clair-Obscur

Chap 7 : Café vanillé

Il reste ébahi.

Depuis trente jours il l'observe de loin, n'osant se rapprocher, l'aborder.   Dans sa tête, il s'est fait des scénarios, des mises en scène, mais sans jamais oser faire le pas ultime.  Tout ce temps... et soudain, la voici qui se présente, à quelques mètres de distance, dans le dernier lieu où il s'attendait à la rencontrer.

C'est un petit bar-bistro, où l'on boit, mange, sirote un café ou regarde un match de sport.  Ce soir, il y est venu avec les amis d'un ami pour célébrer la publication d'un article de ce-dernier dans une revue automobile.  Les lieux sont lumineux, bruyants et il y a beaucoup de monde.  Autour de lui, on discute et on rigole, mais à partir du moment où il la voit, il se sent flotter, hors du temps.  Il n'y a plus rien d'autre qui existe.

Elle est là, les joues rougies par le froid du soir. 
Elle est là, les poings serrés sur sa légère veste. 
Elle est là, les cheveux emmêlés par le vent. 
Elle est là, les yeux perdus dans ce lieu.
Elle est là, simple et belle.

Sans le réaliser, il se lève et va vers elle.  Sous l'emprise d'un élan qu'il ne contrôle pas.
Elle est immobile face au barman, qui attend depuis un instant et perd patience :
— Mademoiselle ?
Elle reste immobile devant le bar, telle une statue.
— Vous prenez quelque chose, Mademoiselle ?

Ses paupières papillonnent comme à un réveil, derrière ces petites lunettes embuées.  Que voulait-elle ?   Boire ?   Se réchauffer ?  Ne plus être seule ?

Le voilà près d'elle, quelques pas et il pourrait la toucher.  Encore cette électricité qui fourmille dans ses muscles à sa proximité, comme la veille, quand il lui a tendu ses livres.
Ce sentiment intense qu'il ressent le surprend.   De la curiosité ? 

Oui, il est curieux de nature, une qualité essentielle quand on aspire à devenir journaliste-reporter.  Il scrute et interroge l'univers qui l'entoure, pour le glisser dans des textes qu'il crée durant ses nuits insomniaques.  Son cerveau observe et note, invente et murmure jusqu'aux bouts de ses doigts des histoires sans cesse renouvelées.  Et l'histoire qu'il rêve de connaître, c'est la sienne...  Le mystère qui l'entoure l'interpelle.   Comprendre ce regard qu'il tente de capter, ces gestes qu'il a épiés.  C'est une énigme qu'il veut élucider, un défi à relever, à décortiquer pour voir la solution s'épanouir devant lui.    Pour la connaître.  Pour qu'elle le rencontre.
Mais en son for intérieur, il sait que cela va au-delà de sa curiosité naturelle.  Il est fasciné, poussé vers elle par une force incontrôlable.  Il ne peut nommer cet attrait qui le fait frissonner en ce moment, alors qu'il s'approche d'elle.

Il est tout près.  Il ne fait que se pencher un peu pour attirer son attention en se raclant la gorge. Ses narines sont inondées par un parfum d'air vif venant de ses cheveux. 
— Je t'offre un café ?
Il a eu une voix rauque, nerveuse.  La tête brune se tourne vers lui et le dévisage.  La lumière faible des lieux ne lui permet pas de voir la couleur du regard voilé qu'elle lève en silence vers lui.  Un instant s'écoule.  Si long, qu'il se demande si elle l'a entendu. 
Puis, soudain, un moment de lucidité.  Elle hoche la tête.  Oui.
La seconde suivante les yeux replongent vers ses pieds et elle repart dans ses pensées.

Il ne l'interroge pas sur son type de café préféré.  Il lui jette un œil : elle s'en moque.
Il choisit des cafés-vanillés.
Il trouve que cela convient à ce moment.