Clair-Obscur

Chap 8 - Mordoré

Les tasses à la main, il la conduit à une table près des fenêtres, dans un coin plus calme, à l'écart de la foule.  Elle reste dans son sillage, en mouvements automatiques, le visage neutre.

Il prend place tout en douceur, n'osant se déplacer trop vite, comme on craint de voir s'envoler un oiseau que l'on approche enfin.  Elle s'assoit aussi, sans réaction, et reste droite sur sa chaise. Il pousse l'une des tasses devant elle.  Elle la regarde sous ses cils foncés.   Il prend sa propre tasse et prend une toute petite gorgée du liquide brûlant.  À sa suite, elle entoure sa tasse de ses deux mains et porte les fumeroles odorantes à son nez.  Une buée inonde un instant ses verres sur le bout de son nez.  Il voit ses doigts rougis, ses jointures exsangues : le froid sans doute.
Il s'interroge : que vient-elle faire dans ce lieu ?  Pourquoi cet air perdu ?
— Merci, chuchote-t-elle.
Il est surpris par ce son ténu.  Voici donc le premier mot qu'elle lui donne.  En retour, il tente d'insuffler le plus de chaleur humaine dans sa voix :
— De rien...
C'est si peu alors qu'il aimerait lui poser une dizaine de questions...  Lesquelles ne lui viennent plus aussi facilement à l'esprit.  Elles lui semblent même inopportunes pour ce moment.
La tasse se porte finalement à ses lèvres et il ne peut manquer la grimace qu'elle fait.  Oups ! il a mal choisi.
— Ce n'est pas bon ?
Elle fait non de la tête puis avoue :
— Jamais je ne bois de café.
Il reste interdit et silencieux.  Il l'aperçoit qui reprend une petite gorgée, les mains jointes autour de la tasse.  Puis une autre.  Elle le regarde subrepticement de temps à autre mais jamais suffisamment pour voir le sourire qu'il veut lui offrir.
Il constate les cernes mauves sous ses yeux, dont il ignore toujours la couleur.  Quel âge a-t-elle ?
Comme lisant dans ses pensées, elle laisse tomber :
— Aujourd'hui c'est mon anniversaire.
Il ne sait quoi dire, lui demander son âge lui semble déplacé.  La situation l'embarrasse un peu par sa nouveauté.  Normalement, il a la repartie facile et fait rire facilement les filles.  Mais là, cette conversation et cette rencontre lui semblent surréalistes.

— Oui, aujourd'hui, insiste-t-elle, un peu à mi-voix.
C'est le jour de sa fête et elle est là, seule, à boire un café-vanillé avec un inconnu.
Que devrait-il lui dire ?  Il hésite, puis :
— Bon anniversaire alors, lance-t-il avec le sourire le plus sincère qu'il puisse faire.
Elle focalise enfin sur lui, semblant le voir comme si des brumes s'évanouissaient devant ses yeux.
— Merci.
Elle le regarde franchement pour la première fois, derrière ses petites lunettes qui ajoutent des lumières dans son regard... mordoré !  Ses yeux sont mordorés.  

Il les admire et cela fait naître un sourire radieux sur ses lèvres.  

Enfin !  Il n'est pas déçu.
De plus, cette fois, elle l'a vu.