Partie 77 : les bons mots

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Abhaya Singh :

Les Techs avaient un plan. Un plan très simple, en quelques étapes claires. D'abord ils devaient fausser compagnie aux professeurs. Ensuite, rejoindre Abhaya. Enfin, aller jusqu'au palais présidentiel et utiliser les accès privilégiés des lieux pour désamorcer les bombes T. La suite n'était pas encore prévue, mais ça faisait déjà de bonnes premières étapes.

Et les bombes sont tombées.

Dans le convoi, Abhaya avait l'avantage d'avoir son propre véhicule - Anura lui a clairement indiqué qu'elle se fichait d'où sa soeur irait ensuite, tant que c'était loin. Elle commençait tout juste à sortir de la ville lorsqu'elle a entendu les premiers impacts. Ce ne sont pas des bombes T. Le résultat est bien plus spectaculaire.

La sudienne s'arrête dès qu'elle le peut, tout comme d'autres fuyards qui ont le réflexe de se ranger sur le bas coté, comme si on ne pouvait pas les viser là. De toute manière, qui les viseraient ? Le but de l'Hydre n'est pas de toucher les civils, bien au contraire. Ils veulent détruire les richesses du Nord, et surtout ses symboles : les célèbres gratte-ciels aux jardins intérieurs de Nava, le pont d'Ambton, la colonne de Liendel. Des aéroports. Le palais présidentiel. Tout le gouvernement de l'AGN a dû se réfugier dans un bunker à l'heure actuelle, mais raser le palais serait un coup terrible pour le Nord. Tout autour d'Abhaya, les nordiens fixent, choqués, le paysage si familier constellé de trous et d'impacts. Les tours ont tenu pour la plupart, mais les splendides verrières ont volé en éclat et toutes les structures bétonnées sont à nues maintenant. Il en faudrait bien plus pour faire de véritables dégâts à la ville, des dégâts qui ne seraient pas réparables en quelques mois, mais marqueraient d'une cicatrice durable la grande Nava. Mais l'Hydre n'a pas besoin de faire plus de dégâts. Ce qui est détruit à jamais, c'est la certitude du Nord qu'il est intouchable. À présent, les gratte-ciel grêlés de Nava affirment à la face du monde : vous n'êtes pas à l'abri. Prenez garde.

Le Sud l'a toujours su. Il était temps que le Nord l'apprenne également. Aucune puissance n'est éternelle, et l'un après l'autre, les géants finissent toujours par tomber.

Mais Abhaya regrette que ça se soit passé de cette manière. Si seulement elle avait eu un peu plus de temps. Ou si elle avait immédiatement fait les bons choix, parlé aux bonnes personnes. Cet échec est d'autant plus rageant qu'il a lieu si près du but ! Elle n'était pas une spectatrice impuissance de la situation, elle était au coeur de l'action, elle avait la confiance des Techs et celle d'Anura Milley, il aurait suffi de si peu...

Les bons mots. Elle a consacré sa vie à son rôle secret de messagère, utilisant ses mots pour que les différents résistants arrivent à se comprendre et à coopérer, elle était si sûre qu'elle pouvait une fois de plus utiliser son talent pour réussir l'impossible, faire signer la paix avant même que le premier sang ne coule... Mais elle n'a pas trouvé les bons mots, pas au bon moment.

Mais le premier sang peut encore être le dernier. L'Hydre menace et montre les crocs, mais elle avance lentement pour pousser le Nord à la reddition. Il est temps d'y aller.


Sur la route, c'est le chaos. Les fuyards ne savent visiblement pas où aller et certains s'égarent dans les petits quartiers résidentiels tandis que d'autres filent par l'autoroute vers d'autres grandes villes. Mais le plus gros de l'exode a déjà eu lieu plus tôt et Abhaya parvient à avancer.

Elle garde sa carte tech posée sur l'ordinateur tech de la voiture. Les enfants ne l'ont toujours pas contactée, mais ce n'est pas si mauvais signe que ça, non ? Les informations défilent à la radio. Les dégâts sont encore minimes, mais les commentateurs sont sous le choc. Inimaginable, c'est le mot qui revient le plus souvent. Juste après le mot "monstre". Les monstres sudiens, qui ont attaqué sans raison des civils innocents. Voilà tout ce que les nordiens parviennent à en retenir. Pendant ce temps, les anti-techs terrorisés ont retrouvé le chemin de la civilisation et se réfugient auprès de l'armée ou du BAGN, préférant le tech à la guerre après tout. La situation s'annonce tendue. Mieux vaut qu'Abhaya utilise au maximum les magasins et les stations-service automatiques, si les gens l'identifient comme sudienne, ça va compliquer les choses.

Le plan était de se retrouver au palais présidentiel, à Liendel - du moins de s'en rapprocher autant que possible. Les enfants lui ont expliqué qu'ils auront besoin d'entrer d'une manière ou d'une autre pour accéder au réseau tech interne et avoir un accès aux bombes T, et c'est cette partie du plan qui était la plus inquiétante. À présent que la guerre a commencé, est-ce que l'endroit a été évacué par précaution, ou au contraire plus gardé que jamais ?

Quoi qu'il en soit, elle a besoin d'être sûre que les enfants pourront la retrouver et tente de les appeler. C'est 1 qui répond.

"Abhaya, vous êtes où ?

Pourquoi ne peut-il pas le savoir à partir de son appel ? De plus en plus inquiète, la sudienne répond :

— À la sortie sud de Nava, sur l'autoroute de Liendel. Et vous ? Qu'est-ce qui s'est passé ?

— Ce... c'est compliqué. On est avec l'Alien. On essaye... on essaye de lui expliquer, on essayer d'arrêter tous les messages qui arrivent jusqu'à lui, mais il s'en est aperçu, et il ne comprend pas... il commence à perdre confiance en nous. On ne peut pas... on a réussi à lui faire bloquer les bombes T jusqu'à présent.

— Vous êtes toujours avec Anura ?

— Physiquement oui. Il faut... il faut que je reste avec elle, que je l'occupe. Et 3 veut rester aussi. 2 va vous rejoindre. Il faut l'aider... Je ne sais pas comment... C'est difficile de... de rester assez concentré... L'Alien veut tout faire, tout arranger, mais il ne comprend pas... Ses idées nous écrasent...

— Venez avec moi. Bloquez les bombes T, à partir de là il ne pourra pas faire trop de dégâts.

— Les humains... les humains ont peur... on n'arrive pas à lire tout ce qu'il y a sur le Réseau en même temps... on ne peut pas penser comme ça... Mais l'Alien peut... il nous envoie tout, trop fort, trop vite...

— Arrêtez alors et venez ! Fermez-lui votre esprit !

— Non... Il est prêt... Il ne comprend pas la mort des humains... il y en aura beaucoup... des millions de voix le lui demandent... il ne veut pas y résister ! Pour lui, ce n'est qu'une question de voix ! Nous sommes Techs, il nous entend clairement... mais nous ne sommes que sept... six maintenant... on ne doit pas lâcher !

— Trouvez autre chose, trouvez... un compromis ! Les gens demandent une attaque parce qu'ils ont peur, peur pour leurs maisons, peur pour leur vie ! Mais si vous les protégez sans tuer les peuples du Sud, alors ils seront satisfaits ! Faites... faite un bouclier avec les bombes T ! L'Alien aurait assez de puissance pour faire ça, non ? Un grand dôme, un filet...

— Ça pourrait... arrêter l'Hydre ?

— Aucune idée, mais ça rassurera les gens. Tant que la population y croit, l'Alien y croit, et si l'Alien y croit et ne lance pas de bombes T, ça me laisse vingt-quatre heures pour convaincre l'Hydre d'arrêter les tirs. Allez-y !

La voix de 1 - ou peut-être l'esprit de 1, il n'a sans doute pas prononcé un seul mot physiquement - est de plus en plus faible et épuisée. Mais elle comporte une note d'espoir lorsqu'il répond :

— Oui. On va... lui demander... ça... Attendez-nous."

Lacommunication est coupée, laissant Abhaya seule avec ses espoirs et sescraintes. Les bons mots... ce n'est qu'un bluff, ce qu'elle propose, du vent,mais si c'était les bons mots, alors ça peut marcher.

Les Techs - Tome 2 : la Quatrième Guerre MondialeWhere stories live. Discover now