Les Techs - Tome 2 : la Quatrième Guerre Mondiale

Partie 16 : le départ

Abhaya Singh

Tout est allé si vite. Trop vite. Elle est terrorisée.

Hors de question de le montrer, évidemment. Elle a souri en disant au revoir à son mari Tarun. Elle a souri en mentant à Vivek et Tanuja, ses propres enfants, afin qu'ils acceptent qu'on les mette en sécurité sans en dévoiler les vraies raisons. Et elle sourit à présent tandis qu'elle attend à l'aéroport, un modeste sac de voyage à ses pieds, que l'agent d'Edmund daigne se montrer.

La seule chose qui exprime sa nervosité est sa manie de tourner et retourner le bracelet que Tarun lui a offert. C'est un porte-bonheur. En temps normal ils auraient ri tous les deux de telles supersititons, mais elle sait très bien ce que ça veut dire. Son mari l'accompagnera en pensée durant toute son aventure. Elle l'imagine ici, attendant avec elle, l'enlaçant jusqu'à ce que son étreinte rassurante ait calmé le coeur battant d'Abhaya. Peu à peu, elle s'apaise.

Abhaya aurait vraiment aimé pouvoir se passer d'Edmund. Elle a déjà collaboré avec des personnes peu recommandables, mais l'homme de l'ombre lui a toujours fait l'effet d'un serpent, capable d'hypnotiser ses proies pour mieux les dévorer toutes entières. Il promet trop et à trop de gens, il trahit aussi facilement qu'il noue des alliances, et il garde chaque cellule de son réseau soigneusement séparé des autres - en théorie pour leur sécurité, en pratique pour que personne ne se rende compte qu'ils ne forment pas un tout uni dans des valeurs communes, mais uniquement une armée de pions à sa solde.

Mais il y a un point qu'on ne peut pas reprocher à ce démon d'Edmund : il est efficace. Alors qu'Aurore et ses alliés se débattaient pour trouver une solution, il a suffi qu'un de ses agents débarque pour régler la question en un claquement de doigts.

Un jeune homme noir la rejoint. Bien apprêté, à peine plus de vingt ans, un tatouage sur le bras et les oreilles percées, il semble bien trop superficiel pour un agent d'Edmund affecté à une mission de cette importance. Mais avec l'homme de l'ombre, il ne faut jamais préjuger de rien. L'homme la salue en lui tendant la main :

"Bonjour, Mademoiselle Aurore, je présume ?

La basse flatterie du "mademoiselle" fait rire Abhaya. Vivek aurait pu sortir la même entrée en matière. Elle lui serre la main avec assurance.

— Tout à fait. Et vous êtes Michael, c'est bien ça ?

— Exactement.

Il rit. Il semble n'avoir pas dormi depuis trois jours tout en étant surexcité. Sa première mission sur le terrain ? À quoi pense Edmund ? C'est un gamin !

Edmund fait sans doute ce qu'il peut avec ce qu'il a, comme eux tous. Ce qui se passe dans le Nord avec les Techs doit suffisamment l'occuper pour qu'il n'aille pas détacher l'un de ses meilleurs agents pour la soeur d'Anura Milley, alors qu'il tient sans doute Anura elle-même. Il doit considérer Abhaya comme une possibilité parmi les détails d'un plan mineur.

Peu importe. Ils peuvent bien tous sous-estimer leurs liens, tant qu'elle peut parler à sa soeur, Abhaya est sûre de pouvoir la convaincre. Et si ce qu'elle a vécu l'a changée à ce point, alors Anura a d'autant plus besoin de son aide. C'est aussi simple que ça.

L'agent lui présente rapidement son passeport contenant sa nouvelle identité et son laissez-passer. Elle tente de ne pas se montrer impressionnée en le prenant. Elle n'en a pas touché un depuis qu'elle a pu assister au mariage d'Anura, et c'était un visa temporaire d'évènement familial, valable uniquement trois jours. Il était loin d'être aussi imposant que celui-ci.

L'agent explique :

— On va essayer de centrer leur attention sur moi. Je serai Ehmett Kiton, de la famille Touchrad. Un enfant illégitime, c'est pour ça que je ne suis pas connu du grand public, mais mon père est Georges Touchrad lui-même et il a tenu à ce que je sois mis à l'abri, c'est pour ça qu'il a insisté auprès de la SRAM pour me faire passer. Ici, je suis un musicien autoproclamé, je n'ai pas de succès mais j'utilise l'argent de papa pour me produire et faire semblant d'être un artiste. Vous, vous êtes ma manager assistante coach de vie, que je trouve absolument indispensable, et vous venez par pur caprice de ma part. C'est bon pour vous ?

— La famille Touchrad, ce sont bien les fabricants d'armes de Yarasva ? Ils sont très proches de la SRAM, quelqu'un risque de vérifier !

— Ils évitent de se mêler des histoires d'enfants illégitimes, personne ne veut se faire l'ennemi d'un Touchrad en posant des questions personnelles. Et ils ne vont certainement pas appeler Georges alors qu'il est réfugié avec sa famille officielle dans un bunker de Nava. Personne ne va s'étonner qu'on ne le rejoigne pas. Les papiers sont bons. Ne vous inquiétez pas.

Abhaya triture nerveusement son bracelet. Elle aurait nettement préféré une histoire moins tirée par les cheveux et surtout moins proche des sphères du pouvoir. Cependant, l'agent d'Edmund n'a pas tort. Seuls les civils les plus importants sont évacués, et prétendre en faire partie sans avoir un visage qu'on retrouve fréquemment dans la presse people est compliqué. Le plan est audacieux, mais logique. Elle acquiesce, mais précise :

— Je n'y connais rien musique, ni dans le travail de manager.

— Aucune importance. Je suis un gosse de riche pourri gâté, il suffit de me flatter et de m'encourager dans mes névroses pour avoir le poste. J'ai essayé de trouver quelque chose d'éloigné de votre vrai métier. Ah, et vous n'avez pas d'enfants, vous avez passé beaucoup de temps à voyager et à faire différents petits boulots, dont la plupart auprès de touristes dans les hôtels de luxe, c'est pour ça que vous parlez très bien le nordien. Les gens ne devraient pas être trop choqués de vous voir à l'aise avec les machines techs. Agissez avec beaucoup de mépris, comme si vous escortiez une véritable star, parlez à ma place et portez des lunettes noires à l'intérieur. On n'y verra que du feu."

Abhaya se retient d'expliquer à ce gamin qu'elle ne sait pas jouer la comédie et qu'il semble compliquer inutilement les choses pour le simple plaisir... Mais il a raison. Tant qu'à mentir, prendre le rôle de quelqu'un de faux qui se comporte de manière affectée en permanence est un bon moyen de brouiller les pistes. Et ils ont les laissez-passer. Tout est prêt.

Ils n'ont plus qu'à se lancer dans l'aventure.