Partie 13 : cadeau

46 8 1
                                    

Edwige Indiana

On ne peut pas dire que la nuit ait été bonne pour Edwige. Elle n'a pas eu d'autres messages de la créature du Réseau, aucun élément tech n'a ne serait-ce que bourdonné, mais elle a passé son temps à guetter la moindre réaction de son matériel tech avant de s'endormir dans son fauteuil de bureau.

Mais la vie continue, et dans son cas, ça veut dire se lever à six heures, se préparer et aller en cours. Plusieurs de ses camarades estiment que ça n'en vaut pas la peine, mais tant que les cours ne sont pas annulés, autant y aller, non ? Tout le monde parle de crise majeure et de fin du monde, mais en attendant, tout fonctionne. Edwige a repris sa carte tech et la valide à chaque étape de son parcours, comme d'habitude. Elle s'attend à rencontrer des portes closes tôt ou tard, mais rien.

Dans le métro, elle voit quelques personnes porter des masques et des gants, mais pas tant que ça, et la plupart se contente de se parler à une certaine distance et d'éviter de toucher les barres pour se tenir - elle voit même quelqu'un utiliser un mouchoir pour se protéger du contact. Cette histoire de contamination par la dixe ne semble pas avoir été prise au sérieux dans cette ville, comme si les gens ne savaient pas trop quoi en penser. Edwige entend des discussions, ou plutôt des questions inquiètes, des personnes partageant leurs ignorances et leurs doutes, leurs peurs, leurs colères.

Elle se retient d'évoquer la brève conversation qu'elle a eue la veille avec la présence. Après tout, elle ne les connait pas, ces gens. Et ils la prendraient sans doute pour une folle. C'est d'ailleurs pour ça qu'elle n'a rien dit à sa famille, pour ne pas les inquiéter. Des tas de gens savent utiliser leurs expériences extraordinaires pour être le centre de l'attention, mais Edwige garde la conviction que si elle essayait, on l'enverrait tout de suite chez les dingues. Avec un diagnostic à base de fougères ou non, mais on trouverait quelque chose, trop anxieuse, trop réservée, trop basique, ils auraient forcément une étiquette à mettre sur son front de folle qui parle avec... on ne sait pas quoi.

Ce qui l'étonne, c'est qu'il y ait eu si peu de gens à qui la présence ait parlé, finalement. La jeune fille a passé la nuit à faire le tour des réseaux sociaux et des médias, frénétiquement, tout en tentant de reproduire le rituel de départ et en en essayant d'autres. On ne parle plus beaucoup non plus de la rumeur sur la recette du tech accessible à tous. Non, les gens se focalisent sur les bonnes vieilles histoires d'humains : la SRAM, le B.A.G.N., et cette femme qui assurait que tout irait bien et que les Techs allaient tout arranger. Parce qu'il y a eux, aussi, dans l'histoire. Les Techs humains. Edwige n'est pas sûre de bien comprendre ce qu'ils sont et encore moins ce qu'ils veulent. Ce qui est sûr, c'est qu'ils sont dangereux, puisqu'ils peuvent agir sur le tech à volonté, mais jusqu'ici ils n'ont rien fait de mal - quoique l'histoire de bombardement/non bombardement des Ghettos ne soit pas claire. Peuvent-ils vraiment ramener à la normale le Réseau ? Est-ce vraiment souhaitable ? Après tout, ce qui parle via le Réseau semble conscient et communique. Il ne semble pas raisonnable de le détruire plutôt que de chercher à le comprendre.

Perdue dans ses pensées, Edwige sort du métro pour rejoindre l'école où elle suit une formation d'archivage et de classification. Un futur métier stable, recherché par la SRAM pour ses agents de niveau 1, où elle pourra monter les échelons peu à peu. Au moins l'avantage de cette formation est qu'on lui a donné des bases pour utiliser les classifications en informatique binaire et papier. Si jamais le tech s'écroule, elle pourra encore travailler.

Edwige sourit nerveusement. Si jamais le tech s'écroule, son monde s'écroule et elle avec, quelle question. Mais c'est plaisant de s'imaginer libre du cadre qu'elle a toujours connu. Elle aime le système, il la protège et lui permet de faire des plans d'avenir en toute sécurité, alors qu'elle n'a rien d'exceptionnel. C'est juste incroyablement lourd au quotidien.

Seule la moitié des élèves sont là - et d'après la rumeur, la moitié des professeurs. Edwige rejoint rapidement ses amis dans le couloir. Elle se rend compte que tout le monde s'appuie sur le mur opposé de celui où on voit le fil d'or du Réseau. Elle-même ne peut pas en détacher le regard. Est-ce que la présence peut entendre ce qu'elle dit maintenant, alors qu'elle participe à la conversation sans y penser, approuve et répète ? Si la chose lui parlait maintenant, devant tout le monde, ce serait bien la preuve qu'elle n'est pas folle, au moins. Qu'elle est spéciale, oui, mais dans le bon sens du terme. Choisie. Élue. Le début de n'importe quel roman d'aventures en fait. Ce qui serait donc une très mauvaise idée, vu toutes les horreurs qui arrivent aux héroïnes des romans d'aventures. Ce silence est une bonne chose.

Elle a rapidement perdu le fil de la discussion et bredouille un prétexte pour s'éloigner du groupe. Ses camarades ne sont pas surpris, certains lui conseillent même de rentrer chez elle. Tout le monde sait qu'elle stresse facilement, ils l'ont déjà vu à l'œuvre pendant les examens, et la situation est particulièrement pesante. La jeune fille s'étonne même de ne pas être plus angoissée. Elle a eu peur, oui, mais maintenant elle est surtout... déçue ? Avec un sentiment presque mélancolique de rendez-vous manqué.

Elle s'éloigne jusqu'au distributeur de nourriture, dont l'écran s'active automatiquement une fois dans l'aura de sa carte tech et lui propose ses friandises préférées. Son regard s'attarde sur l'écran. Ça n'a pas marché sur son ordinateur, ni sur l'écran d'accès au métro, mais ça peut encore se tenter, non ? Presque machinalement, elle tape Qui que vous soyez, je vous salue. Voulez-vous parler avec moi ?

Pas de réaction de la machine. Pas même le bip indiquant qu'elle ne comprend pas ce que cette humaine lui veut.

Puis les mots s'affichent : dis-moi ce que tu veux je peux te donner ce que tu veux

Double choc. La présence est revenue pour elle. Et elle lui propose de... quoi ?

Avant toute chose, Edwige murmure :

"Je suis contente que vous soyez revenue me parler !

Silence. Les mots s'effacent de l'écran, pour redevenir le message habituel de la machine : Bonjour ! Que désirez-vous aujourd'hui ?

Avec un soupir, Edwige colle son front contre la vitre du distributeur, et marmonne :

— N'importe quoi avec du chocolat.

Elle a encore merdé. Elle a eu une autre chance, et elle a...

Elle entend la machine bourdonner tandis que les bras s'activent. Un sachet tombe dans la trappe avec un bruit sourd. Edwige l'attrape. Ce sont des raisins secs.

Elle se met à rire nerveusement, puis de plus en plus fort. Comment est-ce qu'un être conscient peut comprendre tant de choses, et être autant à côté de la plaque ?

Au moins, tandis qu'elle serre le sachet contre elle comme un talisman, elle est rassurée. La chose veut garder le contact avec elle. D'une manière ou d'une autre, elle la retrouvera.

Les Techs - Tome 2 : la Quatrième Guerre MondialeWhere stories live. Discover now