Chapitre 1

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Daphne s'éveilla sous le regard du professeur qui la toisait par dessus sa moustache grisâtre. La couture de sa manche lui avait laissé une trace sur la joue durant son sommeil et ses cheveux semblaient avoir tenté une mutinerie groupée. Les quelques rires de certains élèves  n'arrangeaient en rien sa position délicate.

-Ravi de vous revoir parmi nous, Mademoiselle Merin.

Piquant un fard, la jeune fille se demandait comment elle pourrait sortir de cette situation gênante. Pourrait-elle devenir invisible juste pour cette fois? Elle garda les yeux  baissés sur son cahier de calcul en se triturant les doigts. D'un claquement de langue, le professeur de mathématiques se détourna d'elle. Elle détourna le visage vers la fenêtre pour éviter de voir ceux de ses camarades hilares. Il faisait froid et le mois de Décembre était bien entamé. On n'attendait plus que la neige. Chaque année sans exception, elle tombait. Un peu comme un cadeau de Noël...

Daphne posa son menton sur la paume de sa main et reporta son attention sur le tableau. Les équations et les forces lui passaient par dessus la tête et elle copiait les réponses sans en comprendre la logique. Le brouhaha ambiant ne le lui permettait pas de toutes manières. Daphne n'aimait pas sa classe, elle ne l'avait jamais aimé et ses camarades le lui rendaient bien. Elle les avait tous affublé de noms peu communs et chacun avait un surnom particulier choisis avec soin pendant les heures de philosophie. 

D'ailleurs, devant elle se trouvait Canard et Éponge, des adolescents en manque d'amour assurément. Elle les avait surpris une fois avec un magasine pas très catholique en s'égarant dans les toilettes pour homme. Suite à cet incident très malheureux pour les deux garçons comme pour elle, Daphne avait hésité à consulter un psy, le choc ayant été trop violent pour ses pauvres yeux.

Celle qui levait la main au premier rang était Fourre-tout. Elle aussi avait beaucoup de carences affectives, il fallait croire. Avec à son palmarès plus de 34 petits copains, elle gagnait haut la main son titre. Daphne faisait toutefois la différence entre une véritable relation et un échange de pelotage durant une période indéterminée. Si elle lui avait attribué ce surnom, c'est que celle-ci allait plus loin que le don de salive buccale qu'elle offrait généreusement à tous ceux qui le souhaitaient.

Un peu plus loin, il y avait Dentifrice. Justement il souriait. Il souriait toujours, Daphne ne lui avait jamais vu d'autres expressions faciales. À croire qu'il n'était jamais triste, ce qu'elle doutait fortement. Et à ses côtés, Dictaphone lui faisait les yeux de cocker. Cette fille ne savait pas parler, elle hurlait constamment. À croire qu'entre une ou plusieurs personnes, elle ne faisait aucune différence.
Daphne soupira. Sa classe avait bien en son sein des spécimens non-identifiés.

La sonnerie indiqua la fin des cours. Elle rangea ses affaires qu'elle balança négligemment sur son dos. À la porte de la classe, elle fut arrêtée par Toutou, une fille dénuée de bon sens.

-Tu me bloques le passage là.

Pour toute réponse, Daphne bailla. Elle l'ennuyait déjà. Elle la contourna d'un haussement d'épaule et reprit son chemin. Elle longea la rivière qui jouxtait son établissement scolaire, jusqu'au centre-ville. Après quelques minutes de marche, elle arriva devant la mairie. Des flocons immaculés tombaient et recouvrait le béton gris. Les mains dans les poches, elle jeta un coup d'œil à la place et aperçut Fourre-tout et Toutou qui se dirigeaient vers le tableau des annonces. Deux secondes suffirent et elles sautèrent d'excitation, l'annonce qu'elles avaient lue devait être sensationnelle. Elles se mirent à glousser comme des dindes et lorsqu'elles aperçurent Daphne, elle rirent de plus belle. Celle-ci continua son chemin nullement intéressée par leur comportement d'adolescente pré-pubère, inquiétant pour des filles de 18 ans; un neurone manquait sûrement à l'appel!

Elle rabattit sa capuche et déambula dans les rues. Croisant le regard d'un S.D.F, elle tâta la poche-arrière de son jean pour y trouver une pièce. Il était assis sur un morceau de carton et vêtu de draps dont l'odeur qui s'en dégageait faisait fuir les passants. Lorsqu'elle se baissa pour la lui offrir, l'homme lui attrapa le poignet. Daphne sentit son cœur se soulever, plus d'effroi que de dégoût. Pourtant l'homme n'eût pas de gestes brusques, il lui tendit seulement un papier plié en deux en échange. Daphne lui adressa un sourire quelque peu maladroit mais parvint à s'en tirer. Elle se sauva un peu paniquée et quelques mètres plus loin se retourna de nouveau. Le S.D.F avait disparu.

La jeune fille déplia le papier qu'elle tenait dans la main pour y découvrir un prospectus. Un cirque.

***

Le plat du soir: Gratin de chou fleur.
Pour ne pas changer, le dîner avait toujours la forme et l'odeur du légume blanc translucide, de près ou de loin. À 6h30 tapantes, les trois membres de la famille Merin s'attablaient. Daphne avait l'habitude de dîner aussi tôt puisqu'elle ne goûtait pas. L'appétit était presque toujours au rendez vous. Cette fois, le père de la jeune fille se racla la gorge, préambule de nouvelle.

-Nous avons reçu ton bulletin.

La phrase était tombée dans un silence de mort. En effet, les bulletins arrivait vers le mois de Décembre. L'établissement de Daphne avait scindé l'année en deux, ce qui signifiait qu'il y avait deux semestres. Celle-ci n'avait pas relevé et continuait à manger le parmesan qui garnissait le gratin. Mâchouillant, elle leva un sourcil quand son père lui répéta de nouveau ce qu'il avait dit quelques instants plus tôt. La mère soupira et y rajouta son grain de sel:

-Ils te décrivent comme une élève moyenne. Avec une attitude assez solitaire et ennuyante. Si tu n'assistais pas au cours, cela serait pareil.

Daphne fit grincer sa fourchette avant de la poser. Elle avala sa bouchée et se servir un verre d'eau.

-Tu pourrais au moins feindre l'enthousiasme.
-Ou même un sourire.

L'adolescente, après s'être essuyé la bouche, leur adressa un sourire  faux et se leva de table. Les deux parents de consultèrent du regard avant d'abandonner. Leur fille était tellement ennuyante que cela en était navrant.

De son côté, Daphne était assise en tailleur au milieu de sa chambre. Elle ne pouvait réfléchir que de cette manière et dieu sait qu'elle détestait réfléchir. Elle fit un tour d'horizon pour observer sa chambre.

Normalement, pour les ados de son âge, la chambre est un lieu privé où l'on peut percevoir leur personnalité à travers de petites babioles. Dans celle de Daphne, il n'y avait pas de babioles. Seulement un mobilier basique tel un lit, un bureau, une armoire et une table de nuit. C'était affreusement impersonnel. Son réveil indiquait maintenant sept heures de l'après-midi, le soleil s'était éteint depuis deux heures déjà. La jeune fille se leva enfin pour préparer son sac du lendemain. Les journées qu'elle vivait étaient écrites sur du papier à musique et étaient sans surprise. Ça lui convenait. Elle avait maintenant l'habitude de vivre dans un monde parallèle aux autres. Jamais il ne pourrait comprendre l'esprit de la jeune fille qu'ils jugeait morne et sans éclat.

En sortant son classeur de Physique, elle laissa échapper un papier. C'est seulement lorsqu'elle se baissa pour le ramasser qu'elle l'identifia. Le Cirque Mystique. Encore une idiotie du genre. Elle n'avait pas le temps pour ça, cet attrape nigaud par excellence. La présentation du prospectus était toutefois réussie car elle avait capté son attention le temps d'un instant. Daphne s'apprêtait à le rouler en boule quand elle le vit. L'oiseau à sa fenêtre qui la regardait, l'œil vif. Le temps sembla s'étirer, le volatile semblait être empaillé. Les flocons de neige le recouvraient lentement. Le clignement des yeux était la seule garantie de sa vie actuelle.

La désagréable sensation qu'elle avait éprouvé dans la rue en compagnie du S.D.F. se renouvela malgré elle. La faute à ce maudit oiseaux qui lui volait son intimité. Épiant ses moindres faits et gestes, il attendait quelque chose que la jeune fille ignorait. Elle aurait voulu tirer les rideaux mais elle ne souhaitait pas l'approcher d'aussi près. Pour la première fois depuis longtemps, Daphne ressentit de l'angoisse.

Elle déplia à nouveau le prospectus. L'animal, toujours au bord de la fenêtre, sourit. Sourit? Daphne cligna des yeux une, deux, trois fois. L'oiseau n'était plus ainsi que son sourire. Envolés. Par contre, dans sa main, le prospectus était toujours là plus vrai que jamais.

Le Cirque MystiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant