Chapitre 48

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Wooden ruminait. Pour ne pas changer. Owl et Daphne étaient avec les deux nouveaux, Évide se trouvait en compagnie de Rimec et de Naeve. Il se retrouvait donc seul. Mais la solitude ne le dérangeait pas plus que cela. Bien au contraire, il s'en accommodait plus qu'il ne l'aurait dû. Dans le hall du Manoir, il n'y avait pas âme qui vive. Contrairement à l'étage du dessus où les servantes et les majordomes étaient survoltés. À ce qu'il paraissait, la troupe du Théâtre de La Nuit était en avance. Demain pour être exact. Les domestiques étaient hystériques, en vue du travail à accomplir en un temps record.

Wooden ne les enviait aucunement. Il s'éloigna alors de ce remue-ménage. Il s'assit sur une des marches du hall. C'était sinistre. L'atmosphère clinique qui se dégageait des tableaux faisait froid dans le dos. Face à lui, la porte d'entrée close donnait sur le jardin qu'il connaissait bien. C'était lors du Solstice d'Hiver de l'année dernière, près des bancs en granit, fleuries de roses et de bégonias, que Zalie s'était déclarée à lui. À ce souvenir, il s'en ému. Sa tigresse lui manquait, toujours partante pour lui lancer deux trois réflexions bien senties à la figure. Toute la troupe du Cirque lui manquait en réalité, il n'avait pas pour habitude de rester loin d'eux. Il s'était toujours demandé comment faisait Owl pour apparaître et disparaître plusieurs fois dans une même semaine. Il était d'humeur atrocement sentimentale.

Actionnant la poignée, la porte s'ouvrit en grinçant. Le hall, baigné dans une sombre torpeur, céda la place à une lumière matinale éclatante. Wooden s'avança sur le perron de pierre et inspira longuement. La sensation de liberté qui l'étreignit en cet instant le grisa. Ne pouvant se morfondre au sein du Manoir en attendant que le temps ne s'écoule, il s'engagea sur le pont en direction de la galerie marchande. Il déambula parmi les touristes enthousiastes et les stands bondés, les volutes de fumée des restaurants vinrent taquiner ses narines. Il apprécia cette balade matinale qui le distrayait en attendant qu'Évide puisse conclure son entrevue. Passant près d'une échoppe déserte, l'homme ralentit son allure. Une mélodie lancinante d'une flûte de pan s'échappait doucement de la porte entrouverte. Sur une pancarte fraîchement repeinte, l'enseigne annonçait: "Le Clown triste".

Les notes de l'instrument virevoltaient dans les airs à la recherche de quelques cœurs sensibles. Et cela porta ses fruits car Wooden entra. Du poing, il poussa la porte et une clochette tinta. La flûte cessa instantanément. Une jeune métisse apparut dans son champs de vision, assise sur le comptoir, en compagnie d'un vieil homme. Celui-ci s'affairait à ordonner son bar et sa vaisselle afin d'y voir plus clair. Et la jeune fille, qui ne devait sans doute pas dépasser les quinze ans, balançait négligemment ses jambes dans le vide. Wooden se tendit. Cette musicienne, il la connaissait.

-Evangi...? Que fais-tu seule ici?
-Wooden... Quel heureux hasard!

L'adolescente vint à sa rencontre et lui tendit la main en guise de salut. Le secrétaire du Cirque s'abstint d'y répondre et la scruta du regard. Cette gamine était une inconsciente de traîner dans ce bar boudée par les touristes mais  Evangi recherchait peut être la solitude en ces lieux...

-Tu es trop curieux. C'est un défaut, éluda-t-elle avec humeur.
-Tu es trop jeune pour juger les personnes qui t'entourent. Contente-toi de répondre!
-La politesse fait partie de tes qualités, n'est ce pas Wooden?

Et elle se détourna de lui pour commander au vieillard une boisson gazeuse. Le taulier  acquiesça aussitôt, il fallait dire que sa clientèle se faisait rare. Evangi sifflota de nouveau dans sa flûte en attendant sa commande. Mais subitement, elle demanda:

-Comment se porte Aaricia?
-Comme un charme.
-Je vois.

Et le silence s'imposa aussi lourd qu'une chape de plomb. Wooden fixait intensément le dos de  la jeune fille. Donner des nouvelles de la chanteuse de la troupe était la dernière de ses préoccupations. Lissant des doigts sa crinière crépue, Evangi soupira. Un verre où se prélassait un liquide bleuâtre se présenta sous son nez. Des bulles capricieuses éclataient à la surface.

-Ménage le suspens que tu t'efforces d'entretenir et cesse cette comédie ridicule.

Doucement, elle s'accouda au comptoir. Ses prunelles brunes rencontrèrent celle de Wooden. Elle posa la monnaie dans la paume du vieillard, ne brisant en aucun cas le contact visuel. Elle sourit pour la forme.

-Comédie ridicule? Mais la vie est une comédie. Tu me demandes de cesser de vivre?
-Tu te fais prier Evangi.
-Je n'ai pas besoin de tes prières.
-Dans ce cas, réponds! Que fais-tu loin de ta troupe?

La jeune métisse but une gorgée et savoura lentement avec de répondre négligemment:

-Je suis avec Juyli. Elle annonce à Rimec l'arrivée imminente du Théâtre.
-Elle t'emmène avec elle pour ensuite te laisser seule? Quel bel exemple de maturité est-ce là...
-C'est moi qui ne voulait pas être collé à ses basques. Très peu pour moi!

La clochette de la porte d'entrée tinta à nouveau et Juyli apparut alors sur le seuil. Lorsque l'on parlait du loup... Ses cheveux bruns et son manteau trop épais pour la chaleur inhabituelle d'un jour d'hiver jurait avec son maquillage outrancier. À l'instant où elle aperçut Wooden, ses lèvres rouges carmin et ses yeux auréolés de bleu brillèrent. Elle avança en prenant soin de fermer derrière elle. L'aubergiste, derrière sa caisse, affichait une mine joyeuse,"Le Clown Triste" n'avait pas connu un tel regain! Son échoppe était désuète si on la comparait à la concurrence marchande.

-Oh salut, c'est un plaisir de te revoir!
-De même Juyli. Dis moi, est ce responsable de laisser Evangi seule, ainsi exposée au danger? Attaqua aussitôt Wooden.
-Ne me casse pas les oreilles! Je n'ai pas quitté Haru et sa tronche impénétrable pour t'entendre me réprimander! Pire me gueuler après!
-Tu es tellement vulgaire... Pas devant la petite!

La petite en question grogna devant l'appellation dont on l'avait affublé. Cela l'excédait, elle avait quinze ans nom de Dieu! Pas cinq!Juyli haussa les épaules et s'adossa à la porte. Cela l'amusait. Croisant les bras, elle dit du bout des lèvres:

-Tu me trouves vulgaire? Tu n'es pas le seul. Daphne aussi me le faisait souvent remarquer...

Le Cirque MystiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant