Chapitre 34

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-Daphne!

Icare la trouva là, prostrée dans le long couloir; elle paraissait inhabituellement songeuse.

-Daphne! Héla-t-il une seconde fois. Il est temps pour nous d'aller sur scène!

Ce qui eût le don de la faire chuter sur terre. Quelque peu hagarde, les propos d'Icare s'insinuèrent lentement dans ses pensées ce qui la fit réagir instantanément. Époussetant le bas de son costume, elle avisa celui du musicien, sombre et incrusté de subtiles broderies miroitantes. Malgré la beauté de l'étoffe, Daphne se demanda si ce n'était pas l'homme qui habillait le tissu et non l'inverse. Il épousait, en effet, cette image d'ange déchu avec une rare justesse.

-Oui je suis désolée, j'ai eu un moment d'absence, reprit-elle.
-Une chance de t'avoir retrouvée à temps alors! La pressa-t-il. Allez, viens avec moi.

Il lui offrit son bras et ils se dirigèrent tout deux à l'entrée des artistes. Daphne sentit sa gorge se nouer d'appréhension, il s'agissait de sa première représentation. Tous auraient les yeux braqués sur elle puisqu'ils étaient les derniers à passer. Elle remercia le ciel d'avoir à ses côtés un artiste si talentueux afin de lui insuffler le courage qui lui manquait. Dépassants les jumeaux qui leur souhaitèrent un bonne chance inaudible, ils firent leur entrée dans la salle surchauffée.

Daphne avait déjà assisté à deux représentations du Cirque Mystique dans la peau d'une spectatrice. Elle avait ainsi eût le loisir de savourer le choix original des lieux et la décoration décalée du chapiteau. Mais à présent, malgré le fait qu'elle s'était glissée dans le costume d'une artiste de la troupe, elle découvrit le lieu où la magie opèrerait avec l'émerveillement d'une enfant. Ils étaient sur une scène, bordée d'anges en granit qui soulevaient légèrement les pans du grand rideau rouge. Au fond de la salle, à leur opposé, un orgue imposant inspirait un respect sacré, attendant celui qui lui donnerait vie. Le toit du chapiteau, opaque d'ordinaire, laissait passer les lueurs de la nuit étoilée, filtrant les rayons de la lune avec parcimonie. La voûte céleste dégagée offrait une sereine quiétude.

Icare offrit une révérence aérienne et Daphne l'imita à sa suite. Alors ils se parèrent d'intensité, exacerbant leur présence scénique de nuances plus sombres. Icare emprunta le couloir qui scindait le public en deux et rejoignit l'instrument liturgique avec un pas mesuré. Lorsqu'il s'assit, les lumières furent mouchées, les ombres s'étirèrent longuement et l'atmosphère s'électrisa. Les premières notes semblèrent provenir de là haut, irréelles et puissantes. La répercussion de l'écho offrait une sonorité immersive qui faisait battre les coeur à l'unisson. Comme venue des cieux, la voix d'Aaricia s'éleva dans la noirceur, telle une vive lueur perdue au loin. Elle psalmodiait d'anciens chants qui se vêtirent de la mélodie qu'Icare tirait de l'orgue. Daphne s'empara alors d'un tube de peinture sombre qu'elle pressa élégamment. Le jet d'un noir intense ondula tel un serpent lustré que la note cristalline de la jeune soprane figea dans les airs. L'instant se suspendit et l'orgue se tut religieusement.

Délicatement, la jeune femme leva alors un pinceau qu'elle macula de noir et s'attela à peindre son ombre sur les planches de la scène. Elle traça précisément les contours pour enfin couvrir le reste de la surface, insufflant son âme. La mélodie entêtante de l'orgue reprit et permit à l'ombre de se déployer gracieusement, goûtant à cette nouvelle vie avec délectation. Lorsqu'elle se mit debout, elle fit face à Daphne qui lui défit son chignon. De son toucher, naquit une étincelle couleur lune, un ruban.

Dans ce chapiteau au toit translucide, le kaléidoscope cosmique portait un lénifiant regard sur les artistes qui se produisaient. Le public avaient oublié le monde extérieur, ils s'étaient tous oubliés avant même le début du numéro. La peintre et son ombre s'apprivoisaient curieusement, se reconnaissaient tout en faisant connaissance. D'un tacite accord, l'ombre se munit du ruban lunaire et en banda les yeux de l'artiste. Ce qui permit à Daphne de créer; en guise de toile, l'espace. L'Art n'avaient de limite que si l'on en imposait. Ainsi, elle laissa courir les lignes librement et souligna les arabesques d'un visage. Puis elle en vint à l'esquisse de la silhouette qu'elle inscrivit dans les airs, rythmé par la litanie qu'Icare menait de sa sensibilité exacerbée. Le chant virtueux enveloppait le public frissonnant d'une froide chaleur, émerveillant les esprits et nourrissant l'illusion d'une captivante magie. Alors que Daphne apposait son dernier coup de pinceau, elle sourit au clair de lune. Les yeux toujours bandés, elle invita son ombre à éveiller les silhouettes figées qui se trouvaient au compte de six. Cette dernière effleura lascivement leurs lèvres dessinées et de cette caresse, les couleurs prirent possession des esquisses. Les corps prirent de la nuance, s'épaissirent et vinrent à se matérialiser sur la scène. Les chevelures se muèrent et se teintèrent de réalisme, les minois se colorèrent aussitôt sous la danse envoûtante des notes de l'orgue. Alors l'ombre défit le ruban de Daphne du bout des doigts et cette dernière cligna imperceptiblement des yeux. Les portraits des artistes du Cirque avaient cédé la place aux originaux eux-même. Aaricia n'avait cessé de plonger les spectateurs dans la transe de son chant et tandis que les autres dédiaient à Daphne une curieuse oeillade, cette dernière se tourna vers son ombre. Telle la magicienne qu'elle incarnait, elle la saisit et la broya sans ménagement entre ses doigts frêles. De fines particules en sortirent et s'échappèrent pour s'évaporer.

Menée à la baguette par le musicien et la petite chanteuse, la peintre avait réuni les artistes en un dernier final.

Le Cirque MystiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant