Chapitre 2

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Daphne n'avait jamais ressenti d'intérêt quelconque pour un événement culturel ou ludique, elle préférait rester assise en tailleur au centre de son lit ou faire un tour en vélo. Or la saison actuelle n'était pas propice pour pratiquer ce sport et elle était condamnée à méditer sur son matelas. On lui avait souvent demandé ce qu'elle aimait dans la vie, ses goûts, ses passions, ses plaisirs. Pour toute réponse, elle haussait les épaules.

Puis lorsqu'elle sortait faire du vélo, ses parents sautaient sur l'occasion pour la féliciter d'avoir trouvé un passe-temps sportif. Elle leur répondait toujours par une question: Entre rester à réfléchir dans une chambre et faire du vélo, lequel était le mieux? Pour toute réponse, son père levait les yeux au ciel, interloqué. Pendant ses années scolaires, Daphne était affublé de l'étiquette d'« Ennuyante ». Les heures se résumaient à dormir les yeux ouverts. Parfois, elle contemplait le paysage par la fenêtre, depuis le fond de la classe. On pouvait dire que Daphne était une étrange enfant qui ne poussait simplement pas droit.

La lune s'accrocha solidement dans le ciel brumeux alors que Daphne zippait son anorak fourré. Elle ouvrit la fenêtre de sa chambre qui donnait sur le toit et marchant prudemment, elle mit ses gants avant de laisser glisser le long de la gouttière, elle atterrit sans difficulté. Ses bottes solidement arrimées jusqu'au genou, elle se mit à courir. Dans sa course folle, elle rabattit sa capuche sur ses cheveux. La neige donnait à la rue un air festif, les lampadaires étaient maintenant lumineux. Les ombres s'étiraient sur les façades des maisons uniformes, les voitures circulaient à pas feutrés et les badauds se comptaient sur les doigts d'une main.

Elle bifurqua dans la rue de droite et plissa les yeux. Le grand terrain vague était maintenant visible. Elle s'arrêta tout à fait en apercevant la foule devant une entrée exposée au public. Deux poteaux étaient installés à l'orée d'un chapiteau, ils supportaient une arche torsadée en deux branches métalliques. Étrangement, il n'y avait aucune roulotte à l'horizon. Pas de membres du cirque non plus. Le guichet était fermé au trois-quart, laissant seulement échapper des mains gantées jusqu'aux coudes. La foule fébrile entrait en masse sous le regard d'une Daphne figée devant ce spectacle inédit. Elle pencha la tête et remarqua Fourre-tout et Toutou qui écarquillaient de grands yeux émerveillés sur la devanture du cirque qui s'assombrissait sous la lune voilée. Elle reconnut également quelques élèves de son établissement. Ils s'étaient sûrement passé le mot.

La jeune fille s'avança enfin et se plaça dans la longue file d'attente. Elle jeta un œil à la taille du chapiteau, il était assez grand mais elle craignait que certains ne puissent entrer. La dame qui la précédait pensait vraisemblablement à la même chose car elle s'essuyait nerveusement les mains dans un mouchoir. Il n'y avait pas d'enfant ou très peu, cela l'étonna  avant de se rappeler l'enseigne du Cirque.

Mystique... Qu'est-ce que cet adjectif dissimulait derrière ce chapiteau? Un numéro miteux visant à impressionner le public? Un ensemble de tours revisités et destinés aux fidèles circassiens? C'était plutôt audacieux d'exploiter un terme aussi symbolique.

Daphne se décida à sortir de la petite monnaie. Toutefois, elle n'eut pas le temps de la tendre que les mains gantés firent claquer les stores du guichet.

Elle eut un mouvement de recul face à la brutalité de ce geste. Elle fronça les sourcils de mécontentement et s'apprêta à entrer dans le chapiteau lorsque des rideaux noirs s'abattirent aussitôt d'eux même, sous son nez. Elle serra les poings et tenta un coup d'œil à travers la tenture mais elle ne distingua rien. Extrêmement déçue, elle se détourna du cirque. Daphne sortit le prospectus et le roula en boule pour le jeter énergiquement à terre. Par dépit, elle l'écrasa sous son talon de toutes ses forces. Depuis qu'on le lui avait mis entre les mains, elle éprouvait des sensations étranges, ce qu'elle n'appréciait pas du tout.

Laissant derrière elle le chapiteau, elle rebroussa chemin, décidée à replonger dans sa vie monotone parmi les autres. Mais elle ne le put car la boule de papier écrasée lui revint en pleine tête. Furieuse de cet affront, elle se retourna et aperçut là-haut, au dessus d'elle, l'oiseau. Il était cette fois posé sur l'un des poteaux métalliques du chapiteau. Il pencha la tête sur le côté et s'ébroua tout en dardant sur l'adolescente un regard aussi captivant que deux obsidiennes. Que lui voulait-il? Il la fixait. Subitement, il descendit de son perchoir et voleta jusqu'à atterrir sur l'épaule de... du sans-abris de ce matin.

Stupéfaite, Daphne recula légèrement. La lune boudait le ciel à présent, les seules lumières qui éclairaient la scène étaient celle des faibles lampadaires. L'homme à présent n'avait pas du tout une allure d'un sans domicile. Au contraire, il arborait un costume bleu nuit et un couvre-chef pailleté d'où quelques mèches rousses s'échappaient. L'oiseau se pencha sensiblement sur l'épaule de cet homme et plongea son bec dans son oreille. L'homme hocha la tête comme s'il écoutait avec une véritable attention l'animal au regard inquiétant. Puis il se redressa et dévisagea avec une extrême douceur la jeune fille pétrifiée devant lui.

-Bonsoir, dit-il.

Daphne avait le souffle coupé. Les lèvres scellées, elle n'osa émettre un son. Voyant qu'elle ne répondait pas à son salut, l'homme sortit de nulle part un masque blanc et le posa sur son visage, la blancheur éclatante le dissimulait. Seuls des yeux candides étaient visibles.

-Bienvenue au Cirque Mystique, Demoiselle. Je suis heureux que Casper vous ai conduit jusqu'ici.

Daphne se retrancha derrière le silence, son meilleur allié.

-Les rideaux vous ont refusé l'accès? Quels farceurs, n'y prenez pas attention, ils aiment jouer des tours au public. Oh, je vois qu'Océlia vous a également refusé l'entrée. C'est assez fâcheux n'est-ce pas?

Daphne le fixa comme s'il s'agissait d'une plaisanterie. Le misérable avait dû consommer plus que de raison et forcer sur la boisson. D'instinct, elle chercha une issue de secours.

-Ne craignez rien, nous ne vous ferons aucun mal. Puis-je vous demander votre nom?

Daphne garda les lèvres scellées. Elle pensait être victime d'une caméra cachée ou un truc du genre. Le cœur battant, elle tenta de distinguer les yeux de cet homme qui lui faisait face, à travers son masque. Celui ci pencha la tête :

-Vous ne voulez pas me le donner ?

-C'est Daphne Merin.

De frayeur, l'adolescente se figea à nouveau. Une voix criarde avait répondu et ce n'était pas la sienne.

L'oiseau avait parlé.

Le Cirque MystiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant