Le Cirque Mystique

Chapitre 56

Assise sur un fauteuil confortable de la bibliothèque, Juyli croisait les jambes et se limait distraitement les ongles. Pourtant son désintérêt était feint, attentive à l'attitude de son père. Rimec s'accoudait calmement au bureau et analysait la situation dans le silence, un verre de liqueur à la main. Malgré son masque d'apparat, il était furieusement galvanisé. Cette situation lui tombait dans le bec et le grisait bien plus qu'il n'aurait dû, sans doute. Ce musicien de pacotille, sauvé de la rue par Évide, lui offrirait certainement des moments jouissifs. Dans son souvenir, il s'agissait d'un jeune homme à la blondeur éclatante et aux traits harmonieux. Son ami le lui avait présenté officiellement comme le dictait le règlement et lui, avait donné son aval pour qu'il officie au sein du cirque Mystique. À  présent, il avait comprit que ce blondinet jouait un rôle. Lequel ? C'est ce qu'il restait à déterminer.
Sous la surface, le coeur de Rimec battait d'une excitation presque orgasmique. Il cogitait avec délectation aux différentes façons de régler le sort de ce fugitif. Une condamnation pour traîtrise assurerait une mise à mort immédiate par le Conseil, or il était évident pour lui qu'il faillait faire durer le plaisir. Rimec avait la vertu de la patience car tout vient à point... Dans ce cas, quoi de meilleur qu'une traque lente et délicieuse ; l'attente du chat se révèlerait bien plus enivrante que la fuite de la souris.

-À quoi pensez-vous? lui demanda soudainement Juyli.

Rimec leva des yeux distraits sur sa fille.

-Et toi? À quoi penses-tu?
-Répondre à ma question est trop compliqué pour vous ?
-Il n'y aurait aucun interêt, mon enfant.
-C'est vrai, ce serait emmerdant à mourir !concéda-t-elle.

Le maître du Conseil vida son verre d'un trait et se pourlécha les lèvres. Il se munit alors d'une plume et rédigea un rapide message destiné à Évide.  En attendant la venue tardive des autres dirigeants, il souhaitait mettre son temps à profit. Et cela commençait par la rencontre de la nouvelle recrue du Cirque : Daphne. Rimec savait que la troupe du Cirque était en réunion d'urgence ; Son impatience s'accrut alors. Il fit tinter une clochette et du bout des doigts, confia la lettre à un serviteur, son regard de dominant lui intimant l'ordre de se hâter. Puis sous le regard inquisiteur de Juyli, Rimec se resservit une rasade de liqueur, la couleur de la boisson lui rappelant les cigares ambrés de son cher ami Evide.

-Vous êtes devenu un ivrogne ? Dit-elle péremptoire.

Comme seule réponse, il ricana en lorgnant son verre. Peu lui importait de ne pas être un modèle pour ses enfants, il n'avait jamais recherché l'amour filial. Juyli ne le savait que trop bien et le déplorait amèrement par sa gouaille et son maquillage outrancier. Rimec n'était pas plus une figure tutélaire pour son fils. Petit, Sown cassait tous ses jouets pour arracher ne serait-ce qu'un regard de ce père trop préoccupé par le pouvoir. Celui-ci voyait ses enfants grandir avec indifférence et pourtant une fois sortie de l'adolescence, il considéra Juyli comme étant une extension fidèle de lui-même.

-Vos silences sont pesants ! Grommela-t-elle.
-J'aime les silences, chuchota-t-il. Ils en disent davantage, plus que n'importe quel discours.
-Les mots sont plus puissants encore !assura-t-elle.
-Tu es encore bien jeune pour être aussi sûre de toi.

Du plus loin qu'elle se souvienne, Rimec n'avait jamais haussé le ton pour sermonner ses enfants, comme un parent l'eût fait naturellement. Il s'adressait à eux comme à ses paires, sans prendre de gants.

-Tu as encore à apprendre, Juyli.
-Apprenez-moi dans ce cas, répondit-elle vivement.
-Ce n'est ni le lieu, ni le moment, trancha le Maître du conseil. J'attends quelqu'un.

Et comme pour couper court à l'insistance de la jeune femme, de discrets coups furent donnés sur la porte entrouverte. Sur le seuil, un serviteur à besicles fit son apparition, suivi d'Evide raide comme la justice et d'une Daphne intriguée. Un brin impressionnée par la solennité des lieux, cette dernière observait avec une avidité enfantine les milliers de livres qui trônaient sur les étagères. En effet, cette pièce recelait sûrement d'incroyables secrets et des mystères indéchiffrables. Toutefois, le décor s'évapora aussitôt lorsqu'elle croisa le regard de Rimec. Cet homme à l'autorité naturelle, avait dû être séduisant autrefois. Mais les sillons qui creusaient son visage à présent, lui conférait un statut d'homme mûr à qui on ne pouvait mentir.

-Père, votre masque du Conseil, souffla une voix féminine.

Daphne tiqua. Ce timbre de voix ne lui était pas inconnu mais pourtant, lorsqu'elle croisa le regard de Juyli, elle se ravisa, de crainte de la confondre avec une autre personne. Nul doute qu'elle appartenait à la même famille que ce mauvais génie de Sown, ce même regard moqueur et un rictus figé avaient atrophié toutes velléités de bienveillance.

-Le masque de cérémonie ne sera pas nécessaire cette fois-ci, déclara alors Rimec solennel.

Lentement, il se leva, les pieds de son siège raclant le sol. Le bruit provoqué était si désagréable que Daphne fit la grimace. Puis d'un geste gracile de la main, il permit au serviteur de disposer ; c'est alors qu'il prit à nouveau la parole:

-Je te remercie d'avoir répondu aussi rapidement à ma requête en ces temps troubles, mon cher ami. Ta loyauté n'a pas d'égal.
-Je ne fais que suivre les règles, rétorqua Évide, jetant un regard torve sur une Juyli délibérément provocante.
-Peu importe, reprit Rimec, peu importe...

Puis s'adressant à Daphne, il se fondit en un franc sourire, la dévisageant avec intensité.

-Bienvenue parmi nous chère demoiselle. Il me tardait de faire votre connaissance!
-Moi de même, répondit-elle perplexe devant tant d'enthousiasme.
-Vraiment? Pas autant que moi, je vous l'assure..., Dit-t-il imperceptiblement en se rasseyant.

Mais Rimec se perdit aussitôt dans une contemplation muette de la nouvelle venue. C'était incroyable, pensa-t-il, Daphne était le portrait de sa mère.