Chapitre 59

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N.B: Je vous invite à relire quelques chapitres auparavant pour saisir les références du chapitre.

De bien mauvaise humeur, Évide écoutait à peine son ami Rimec, il tirait sur son cigare tel un forcené. Il était à bout de nerf et ruminait de sombres pensées in petto. Au terme de la réunion, son extension avait été injustement suspendue ; ses collègues des extensions avaient insisté pour qu'elle le reste jusqu'à ce qu'on retrouve cet illusionniste et que ce dernier  reçoive sa sentence. En attendant, Évide se réfugiait dans le habano, sorte de paradis artificiel en ces temps troubles.

-Inutile de t'en vouloir autant, dit Rimec. C'est le risque lorsqu'on recrute des artistes dont on ignore tout.

Le maître du conseil croisa les jambes d'un ample geste et épia scrupuleusement son ami sous le halo de fumée. Lorsqu'Évide releva la tête, ils échangèrent un long regard qui ébranla imperceptiblement leur complicité légendaire.

-Je pense que nous ne sommes pas inquiets pour les mêmes raisons, lâcha Évide d'une voix rugueuse.

Le maître du conseil haussa un sourcil dubitatif et inclina la tête, invitant ainsi son ami à s'expliquer.

-La suspension de mon Cirque est une aberration et c'est ce qui attise mon courroux au plus haut point.
-Vraiment... ? Est-ce l'unique raison mon cher?

Rimec inspecta sa chevalière distraitement. Malgré la qualité des nobles matériaux , elle s'abîmait. Pourtant la pierre polie par les années n'en brillait que davantage. Puis, il reporta peu à peu son attention sur son confrère.

-Je ne suis pas dupe, je vois bien que tu es troublé par quelque chose, dit-il, amusé malgré lui.

Évide lui accorda un regard distrait. Les mégots s'amoncelaient, signe qu'une colère sourde attendait son heure.

-Et pourquoi donc? Répondit-il.
-Tu me permets d'être honnête, n'est ce pas Evide ?

De la main, le directeur l'incita à s'exprimer librement.

-Tu te doutes bien que ton Icare est un traître aux yeux de la plupart d'entre nous. Le défendre et l'innocenter sans nous apporter une once de preuve s'apparente au mieux à de l'inconscience, au pire à de la folie de ta part. Tu me connais assez pour savoir que je suis comme Saint Thomas, je ne crois que ce que je vois.

Le maitre du conseil se tut pour observer plus attentivement les réactions de son ami. Évide demeura imperturbable.

-Le soucis, reprit Rimec, est que tu garderas longtemps cette étiquette d'incompétent gravée sur le front.
- On croirait entendre ton fils Sown ! Railla Évide dans un rire mauvais.

Rimec se leva et atteignit la fenêtre d'un pas distingué, il se servit au passage un verre d'une boisson ambrée et ajouta, l'air de ne pas y toucher:

-Je suppose que l'on doit éprouver de la honte dans ton cas !
-Je devrais sans doute...

L'atmosphère était chargée, Évide devinait que son ami de toujours le titillait, il cherchait à le faire parler . Pourtant quelque part enfoui sous les souillures de leurs âmes, leur nature d'enfant ne demandait qu'à refaire surface. Rimec voulait savoir ce qui se tramait et sentait d'instinct qu'Évide cachait sciemment une pièce du puzzle.

-J'ignore encore la raison mais tu me caches quelque chose, c'est sûr, poursuivit alors Rimec. Ton détachement face à la gravité des faits a choqué tous les membres du Conseil.

Son cigare à la main, Évide souffla avec ostentation des arabesques grises , comme pour exorciser l'atmosphère pesante de cette conversation. À présent, c'est lui qui se retrouvait sur la sellette.

-Je devinerais bien assez tôt ce que tu ne dis pas.

Prostré, Évide ne pipa mot.

-Je te le répète, reprit Rimec. Pourquoi protèges-tu ce fugitif ?

Les mystères qui entouraient le jeune illusionniste soulevait une angoisse toute nouvelle chez le maître du Conseil. À présent, il éprouvait la vive sensation que le secret qu'Evide couvait en son sein n'était que le préambule d'un funeste avenir. On toqua à la porte. Ces trois coups insignifiants suspendirent la passe d'armes entre ces deux Titans. Comme pour se redonner contenance, Rimec se saisit de son masque d'apparat, retenant à grand peine sa vive frustration.

-Entrez, maugréa-t-il en ajustant l'accessoire.

Wooden apparut alors sur le seuil et vint à la rencontre des deux hommes, la mine confuse. Il paraissait soucieux ; il annonça d'emblée :

-Le cartomane et son assistante sont introuvables.

Afin de s'en assurer, il avait exhumé chaque recoin du manoir et de son lugubre jardin. Puis il s'était à nouveau rendu sur la place publique de la cité, sillonnant chaque ruelle, échoppe et demeure suspecte. Il était, malgré tous ses efforts, rentré bredouille.

-Ils ne sont plus à Anthipolis.
-Tu as fait ton possible, le rassura Évide.
-Et pourquoi tant d'efforts pour retrouver ces saltimbanques? Demanda son ami contrarié.
-Tu veux vraiment le savoir ? Le défia le directeur. Très bien, ces deux personnes sont peut-être liées à Icare.

Et telle une grenade dégoupillée, Évide lâcha:

-Icare est un Lügner.

Rimec se figea. À l'entente de ce nom qu'il avait maudit depuis son plus jeune âge, le visage du maître du conseil se décomposa lentement derrière son masque et les flammes des bougies s'agitèrent, obscurcissant imperceptiblement la pièce et son âme. Alors que la haine de Rimec se lisait sur les poings serrés par la haine ; Wooden fronça les sourcils et demanda craintivement:

-Que représente ce nom?
-Ce nom! Éructa Rimec, n'est que désolation et malheur!
-Vas-tu te taire à présent? Tu voulais savoir, alors maintenant tu vas écouter ! Gronda Évide.

Il se redressa et s'adressa à son secrétaire saisi par cette scène irréelle. Ces deux hommes charismatiques, habituellement si fraternels l'un envers l'autre, s'affrontaient rageusement devant lui. Évide reprit contenance.

-Wooden, te rappelles-tu le tragique récit d'Anthipolis? Ce qui n'était à l'origine qu'un lieu où l'Art était mis à l'honneur par nos parents fut sournoisement jalousé et détruit par un incendie. Les miens en ont payé le prix de leur vie, ceux des autres dirigeants aussi. Icare est le petit-fils du ministre qui a commandité notre destruction, Owen Lügner.

Évide murmurait à présent son regard hanté alors qu'il relatait ce sombre épisode des Extensions. Il reprit :

-Eugène Ambrose est celui qui a remis Anthipolis sur pied. Nous étions encore jeune à l'époque, de simples enfants.

Eugène Ambrose, le père de Rimec, songea Wooden en coulant un regard craintif vers ce dernier dont le masque qu'il avait arraché gisait à terre.

-Ne prononce plus le nom de mon père ! Rugit violemment Rimec.

Et en quelques pas, il saisit avec hargne le bras d'Évide. Il avait perdu de sa superbe.

-Que faisait un Lügner parmi nous?! Siffla-t-il sauvagement. Tu as introduit la progéniture de ce scélérat ici même, salissant la mémoire des nôtres !
-J'ai toute confiance en lui! Il a choisi notre camp!
-Comment as-tu osé !?
-Ecoute-moi Rimec. Icare est de notre côté, il me l'a dit!
-Tu es dupe, mon pauvre ami! Ne vois-tu pas que l'agression sur Korell et sa fuite ne sont que la preuve de sa forfaiture!

À ces mots, Evide se tut. Comment convaincre face à la douleur, comment raisonner un ami qui se croit trahi... En effet, Rimec était à des années lumières de croire que cet illusionniste de malheur était blanc comme neige. Il ignorait comment ce dernier avait convaincu Évide mais il se promit solennellement qu'il éclairerait cette sombre histoire lui-même. Ce jeune homme serait amené ici, vif et il en ferait son affaire personnelle.

Le Cirque MystiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant