Chapitre 49

2.8K 419 80
                                    

-Mais finalement, comment le Conseil compose-t-il avec le reste du monde?

Daphne n'avait pas oublié cette question qui lui trottait dans la tête et entendait bien qu'on lui réponde. Qui de mieux qu'Owl pourrait lui fournir les informations qu'elle souhaitait? Riu leva un sourcil, il avait les mêmes interrogations qui le taraudaient depuis un moment. Du plat de la main, Thaïs La Muette effleurait la soie du fauteuil sur lequel elle était assise, attentive à la réponse. Le tissu scintillait. Négligemment accoudé au mur tapissée, le messager se sentit pris au piège. Allons bon, cela faisait à présent une heure passée qu'ils se trouvaient tous les quatre dans ce boudoir! Sa légendaire patience s'amenuisait...

-Que veux-tu savoir précisément Daphne? Je ne suis pas d'humeur à tourner autour du pot.

La jeune femme se pencha vers les vitres de l'unique fenêtre et en dehors de l'obscur jardin du manoir, l'herbe chatoyait sous le soleil éclatant. Elle aperçut Wooden se diriger vers le pont et le suivit du regard jusqu'à ce qu'il disparaisse. Il flânait, sans aucun doute à la vue de sa démarche nonchalante. Elle fronça les sourcils, cet homme paraissait bien serein. Mais cela n'était pas de son ressort et elle se retourna pour sonder Owl.

-Je n'aime pas tourner autour du pot moi non plus, dit-elle alors.

Thaïs posa une main sur l'épaule de son compagnon, celui-ci triturait nerveusement ses cartes et les mélangeait d'instinct. Ce silence était pesant. Owl n'avait d'yeux que pour Daphne et la scrutait inlassablement. Elle se tourna vers lui et croisa aussitôt les bras.

-Le Conseil est bien implanté dans la société n'est ce pas? Comment s'est-il mis en place?
-Il m'est difficile de te répondre. Tu en as conscience?

Daphne saisit que la présence des deux nouveaux en était une des causes.

-Parfaitement. Je ne te repose pas la question de gaité de cœur mais j'ai besoin de savoir.

Owl jeta un regard de guingois à Riu et Thaïs qui les observaient. Que Daphne réclame des informations, soit. Mais que ces deux-là en bénéficient... Sa position était délicate.

-Nous vous laisserions si nous le pouvions. Ces réponses ne nous concernent pas. Comme le dit le proverbe chinois, "ne pas voir, ne pas entendre, ne pas parler", déclama Riu.
-Honni soit qui mal y pense!
-Owl, tu vas parler sinon je ne réponds plus de moi! grogna Daphne.

Le roux leur lança un regard lourd d'avertissement, sa jambe tressautait nerveusement. Mais il comprit le message et se résigna. Thaïs se détendit imperceptiblement, rassurée que la jeune femme calme le jeu. Ils attendirent tous les trois la réponse du messager mais Owl semblait réticent. Et à juste titre, moins on en savait, mieux on se portait. Mais il abdiqua sous l'attention inquisitrice de Daphne, il était définitivement faible. Et follement épris...

- Tu aimerais entendre une histoire Daphne? Chuchota-t-il. Un récit pas vraiment glorieux qui ne se prête pas à la joie. Il y a une quarantaine d'années, sept amis eurent une idée de folie: mettre sur pied une enseigne où tout art serait sublimé, adulé et glorifié. Où tout artiste aurait une vie confortable et respectable. Mais cette idée était aussi folle que coûteuse. Cela ne les arrêta pas pour autant, certains avaient un carnet d'adresse bien fourni. Grâce à des prêts faramineux, Anthipolis vit le jour. Endettés jusqu'au cou mais ravis, ils partirent par la suite à la recherche d'artistes émérites.
-Ce que tu me dis est bien beau mais ça ne m'avance pas vraiment, soupira Daphne.

Owl la dévisagea longuement. Puis, il reprit doucement la parole, faisant fi de cette intervention:

-La première représentation qu'ils proposèrent  se solda par un échec. La seconde également. La troisième tint du miracle tout comme le succès qui en découla. Un puissant ministre du nom d'Owen Lügner se proposa comme mécène. Après tout, qu'y avait-il de mal à cela? La chance leur souriait enfin. Mais la nature humaine est complexe ainsi les sept amis l'apprirent à leurs dépens.

Riu et Thaïs écoutaient assidûment le récit. Perdu dans ses réminiscences et le regard vague, le roux était à des années lumière.

-Les sept associés refusèrent l'aide, l'un d'entre eux pressentant l'entourloupe. Et en effet, le masque d'apparat du ministre tomba pour laisser entrevoir de sombres desseins alimentés par une envieuse jalousie. Le verdict fut sans appel, cette enseigne sortie de nulle part devait disparaître! L'art n'était que prétexte à s'enrichir et à duper son monde, du moins c'était le message que véhiculait sa propagande. Son pouvoir et sa  richesse lui permettaient malheureusement d'agir en toute impunité... Autrefois acclamés, les artistes devinrent des marginaux, des bêtes de foire. La peur prit le pas sur la fascination. L'enseigne devint rapidement infréquentable, les brimades et les violences physiques commencèrent alors. Il fallait dire que c'étaient des proies faciles. Des proies à abattre.

Daphne était suspendue aux lèvres d'Owl qui les gardait à présent pincées. Elle souhaitait la suite, elle réclamait le fin mot de l'histoire.

-Et alors? Que s'est-il passé?

À l'entente de cette supplication, il cligna des yeux, la mine sombre.

-Un soir de Décembre, Anthipolis brûla. Accident ou acte prémédité? Ce fut de toute manière un carnage fait de sang et de feu. La magie et la beauté des lieux se consumèrent, calcinées.

Le roux s'approcha de l'étudiante à la vue de son air figé. Lui caressant la joue, il ajouta pour alléger l'atmosphère:

-Un des membres survécut toutefois. Le père de Rimec.
-Les..Les sept amis sont... Ils sont...
-Oui. Ce sont les parents des dirigeants actuels.

Daphne saisit l'importance de cette organisation. Cela allait au-delà d'un simple divertissement, c'était un hommage rendu aux créateurs d'Anthipolis, il y a deux générations auparavant. À ceux qui s'étaient sacrifiés pour l'Art et pour un monde fou d'esthétisme. Cela prenait tout son sens...
Mais un son sourd leur fit tourner la tête, un volatile avait heurté la vitre du boudoir.

-Casper! S'écria Owl avant de laisser entrer son compagnon ailé. Mon ami, que se passe-t-il?

Celui-ci s'affala dans la paume du messager. Riu et Thaïs tendirent le cou afin d'apercevoir l'intrus. Daphne s'inquiéta, le mutisme de l'oiseau n'inaugurait rien de bon.

-Korell! Je suis désolé Owl, on l'a retrouvée sans connaissance. C'est...c'est Icare!

Le Cirque MystiqueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant